Ghost Dog | 2.5 | Puzzle ennuyeux |
Ordell Robbie | 4.5 | La Comédie du Désir |
Yann K | 4.5 | Voulez vous couchez avec moi, ce soir ? |
Alain | 2 | Besoin d'une seconde vision pour mieux apprécier |
Elise | 3.5 | |
MLF | 4.25 |
Equilibre instable. Ce mot semble s'appliquer à toutes certaines réussites du cinéma coréen récent qui se tiennent "à la frontière", à deux doigts de tomber dans les pièges qu'elles posent mais tenant debout in extremis. Il suffit d'une légère goutte de folie aux meilleurs Im Kwon Taek pour ne pas sombrer dans l'académisme, d'un peu de légèreté à un Christmas in August pour éviter les écueils du téléfilm et du mauvais mélodrame. Ce léger souffle qui surélève la Vierge mise à nue par ses prétendants, c'est son étirement de la durée pareil aux tentatives de séduction vécues par les protagonistes comme un long combat où chaque centimètre carré devêtu d'une femme est une grande bataille gagnée avec un art consommé de la tactique. Car avec son superbe noir et blanc, son trio amoureux, ses marivaudages, Hong Sang Soo risque à tout moment la Nouvelle Vague de Musée Grévin. La construction du film avec ses choix alternatifs évoquant Smoking/No Smoking -les situations sont cadrées à l'identique dans chaque partie qui plus est- comporte également ce risque mais elle y échappe par son accord profond avec le sujet: elle pourrait se voir comme une pièce de théâtre avec une introduction, un premier acte, une transition qui rejoue l'introduction, un second acte qui rejoue le premier et un épilogue.
Du coup, la numérotation des scènes des parties 2 et 4, bien loin de symboliser un manque de confiance du cinéaste envers son dispositif narratif, souligne cette théâtralité. Cet aspect renvoie au sens de la comédie des femmes capables de jouer des rôles totalement antinomiques, ce que fait la jeune héroine au cours du film. Mais d'un autre côté, cela amène à douter de sa sincérité dans chacun de ses rôles -ne sachant pas ce qu'elle veut, elle étale ses contradictions, d'où une autre interprétation d'un titre anglais en forme de clin d'oeil à l'oeuvre de Marcel Duchamp La mariée mise à nue par ses célibataires, même formée de deux plaques de verre, recouvertes d'huile, de fils et de plaques de plomb, et de poussière- voire de la réalité de ce que l'on voit. Dès lors on peut aussi voir les parties 2 et 4 (et 1 et 3) comme des récits de situations identiques où chaque protagoniste donnerait sa version d'une rencontre amoureuse, d'un côté Jae Hoon se vivant comme séducteur irrésistible faisant tomber facilement Soo-Jung dans ses filets, de l'autre une Soo-Jung maitrisant parfaitement la situation et sachant exactement ce qu'elle veut. Le comportement de certains personnages, la disposition voire l'existence de certains objets varie d'une version à l'autre. Le film prend dès lors un aspect ludique et l'on prend plaisir à essayer de démêler le vrai du faux, bref à construire des scénarios divers. C'est cette interaction avec le spectateur qui fait tout le prix du film (Duchamp estimait d'ailleurs à propos du sens profond de sa création que "c'est le regardeur qui fait l'oeuvre"). Mais c'est peut-être après tout vain vu que si le fruit d'un amour est un élément concret (l'épilogue d'un point de vue "neutre" qui nous rappelle que Soo-Jung signifie aussi en coréen fécondation) il n'y a pas de version objective de la rencontre amoureuse. Un peu comme le "même" du titre de la toile de Duchamp qu'aucun exégète n'a su interpréter, le film est peut-être destiné à rester un objet fascinant et mystérieux dont chaque interprétation achopperait sur un détail.
La limite du film, c'est que si son dispositif narratif est intellectuellement très stimulant et offre un vrai plaisir ludique la construction de ce dernier ne contribue jamais à procurer de l'émotion. Bref qu'elle fait sens mais n'aide jamais à ressentir. Heureusement que la "sensualité" formelle du travail sur les plans étirés, le talent des acteurs et les accidents de tournage compensent largement ce point-là. Et élèvent le film au rang de réussite majeure du cinéma coréen contemporain.
Il y a des films jouissifs. Ça veut dire que ça parle de la jouissance, mais surtout que le film lui même semble tellement s’amuser et s’applique tellement à nous ravir que, si on accepte de rentrer dans le jeu, on découvre un plaisir rare. Dans ce film, tout est plaisir. Ce titre, d’abord, qui concourre parmi les meilleurs du monde catégorie « poésie ». Le titre original est encore mieux : Oh, Soo-Jung ! n’a même pas besoin de traduction, c’est « Oh, Alice ! » ou ce qu’on veut (1), le cri qu’on pousse quand… c’est justement LA grande affaire du film, celle qui fait tourner le monde, cette « minute d’éternité qui semble durer des siècles » comme disait je sais plus qui.
L’image est un noir et blanc somptueux qui donne au film un faux sérieux mais une vraie beauté, et des contrastes tranchés alors que sur le fond, tout est brouillé. Les acteurs sont extraordinaires de finesse et avant tout, la « vierge », jouée par la jeune Lee Eun-Joo, est non seulement ravissante, mais elle est malicieuse, mutine, enjôleuse tout en ayant toujours l’air de se faire chier, bref, on comprend ce qui fait tant tourner la tête à ces deux hommes. L’histoire paraît banale, genre « marivaudage à la française ». C’est là que la mise en scène a fait des miracles, dans l’art de raconter cette trame il est vrai anodine.
Hong Sang-Soo a fait de la mise à nu de sa "vierge", un jeu. Le film commence par ce carton : « I Une si longue attente ». Puis on découvre un homme seul dans une chambre. Bon. Vient une deuxième partie « Peut être par hasard », qui se subdivise elle même en sept sous parties, racontant sous un angle différend les mêmes situations. La mise en scène est alors éblouissante dans l’art de varier les points de vue et de faire durer des situations, jusqu’au malaise, ou au fou rire, car elles sont souvent ridicules (les cuites coréennes sont mondialement connues !). Attention, ça se complique : la troisième partie s’appelle « Le téléphérique suspendu » et, au vu du lieu, semble se passer au même moment que la première. On y voit Soo-Jung seule dans un téléphérique, et cet instant de pause, beau à couper le souffle, nous laisse un moment interloqués.
Ça se corse avec la quatrième partie, « Peut être par volonté ? », qui nous raconte des choses qui nous font remettre en cause la seconde partie... Du coup, même si la dernière partie, « Tout ira mieux quand tu connaîtra l’amour », semble nous donner la réponse à THE question qui courre sur tout le film (l’ont-ils fait ou non ?), on ne croie plus en rien tellement on nous a raconté des bobards avant. Soo-Jung est elle vierge ? Ou se paie t-elle la fiole de tout le monde depuis le début ? Et si on se moquait de cette prise de tête nous aussi pour plutôt savourer le plaisir d’avoir bien joué ?
Vive Oh Soo-Jung qui a compris que la sensualité et le désir naît du mystère et du jeu avec les frustrations. On ne verra jamais la fille à oilpé, bien sûr, et le film se situant en hiver, elle est même savamment emmitouflée, la garce… chaque centimètre de chair découvert sera donc une victoire pour le « prétendant ». Vive le cinéma qui nous offre une telle gymnastique des sens et de l’esprit. Et à bas les distributeurs qui laissent ce film dans les cartons en l’ayant réservé aux seuls festivals (Cannes en premier), où il n’a jamais laissé indifférent.
(1) Je ne connais pas d’Alice, à part une Alice Hartford dans Eyes Wide Shut….