Une petite merveille.
"En 1185, les arrogants Heike sont anéantis sur mer. Leur vainqueur, Minamoto no Yoshitsune, aurait dû reprendre le chemin de la capitale après ses valeureux faits d'armes. Mais le shogun Yoshimoto, connu pour sa grande méfiance croit les médisances de son vassal Kajiwara, et décide d'éliminer Yoshitsune, son cadet. Ainsi, indésirables dans tout le Japon, Yoshitsune et six de ses fidèles vassaux, déguisés en ascètes des montagnes, vont se réfugier au Nord, dans la province de Fujiwara Hidehira. Approchant du poste de contrôle d'Hataka, ils sont résolus à le franchir, s'apprêtant ainsi à marcher sur la queue du Tigre."
Ainsi se présente le contexte de ce moyen-métrage où Kurosawa use déjà de nombreuses caractéristiques propres à son style. D'une durée d'environ une heure, le récit se divise clairement en trois passages : la marche, la rencontre, le dénouement. Comme dans La forteresse cachée entre autres, c'est le point de vue du faible qui entame le film, ici le porteur, qui ne connait rien de l'identité des ascètes. C'est avec lui et sa bonne humeur contagieuse que nous découvrons ces étranges voyageurs.
Autre particularité du style kurosawa, sa maîtrise à porter visuellement et musicalement un récit. Lors de deux moments de tension par exemple, où les faux ascètes sont sur le point d'être découverts, un enchaînement très rapide de gros plans sur les visages des protagonistes rompt le rythme paisible et pourtant dangereux de leur voyage. Un souci du plan et du montage déjà chirurgical dans ce film de 1945.
Histoire légendaire, mélange d'humour, de suspense, d'humanisme, d'ironie, de pensée bouddhique, de théâtre Kabuki comme de certains passages merveilleusement chantés issus du théâtre No, une grande beauté d'âme et de regard se dégage de l'ensemble. Simplement une merveille de plus de l'immense Kurosawa qui offre ici encore une ambiance singulière et captivante qui reste gravée longtemps après la projection. Et qu'on ne vienne pas me dire qu'il n'est pas un vrai réalisateur japonais après ça !
En attendant Rashomon...
Un moyen métrage, une sorte de huit-clos en trois étapes, voilà les caractéristiques principales de ce film extrêmement rare d'Akira Kurosawa. Guère dénué d'intérêt malgré quelques éléments plutôt poussifs, Les Hommes qui marchent sur la queue du Tigre reste un film à voir. Certes nous n'atteignons pas la perfection 5 ans plus tard d'un Rashomon qui lui aussi se basait sur des personnages devant s'expliquer auprès d'une autorité supérieure pour arriver à leur but (la libération dans Rashomon, et l'autorisation de franchir un barrage dans ce film), mais cette rareté a au moins le mérite d'être un divertissement pas dégueu. Réalisation impeccable, scénario bête comme choux mais efficace dans son ensemble et interprêtes plutôt sympathiques. On retrouve quelques têtes connues chez Kurosawa (Susumu Fujita et Takashi Shimura en tête) même si personne n'est au dessus de l'autre durant ces 60 minutes. Le personnage principal pourrait même être ce gringalet de porteur et guide de nos faux ascètes des montagnes. Irritant avec son rire stressant celui-là... Cependant, il manque un petit quelque chose pour en faire un film définitif. Plus brouillon qu'à l'accoutumer, pas forcément indispensable à la vision, on sent le manque de moyens flagrants de Kurosawa : Très peu de décors naturels, pas grand chose qui se passe à l'écran, on se croirait dans un studio de la Shaw! Allé, ne faisons pas la fine bouche et heureux seront les possesseurs qui trouveront une copie légale de ce métrage sur le marché Européen. Les + : - Une rareté sympathique - Des éléments théâtraux agréables Les - : - Guère indispensable
Drole de Tigre
Kurosawa ne souhaitait pas particulièrement réaliser Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre. Mais les autorités militaires étaient par contre favorable à ce projet de version cinématographique d'un épisode médiéval formant la base du drame No Ataka et de la pièce de kabuki Kajincho. Cette dernière pièce occupe dans la culture populaire nipponne une place importante vu que tous les enfants japonais connaissent ce récit. Kurosawa souhaitait faire un film en costume avec des chevaux mais aucun n'était disponible. Il écrit alors un script en une nuit. Avec un seul changement: le personnage du porteur incarné par l'acteur comique Enomoto Kenichi. Offrant un contrepoint comique à ce récit tragique, il annonce le Kurosawa de Yojimbo et Sanjuro. Au milieu de ce récit connu de tous au Japon, il est en effet porteur d'une certaine ironie tout en ayant cette humanité attachante des héros kurosawaiens. Pour le reste, le film manque de rythme mais n'est pas sans quelques idées de montages et de mise en scène intéréssantes le dynamisant parfois. Comme par exemple cette série de gros plans saccadés sur des visages porteurs de dramatisation ou une séquence d'ouverture dans une foret préfigurant certaines scènes de Rashomon. On a déjà par moments ce sens du cadre théatral qui caractérisera son cinéma meme si le film n'évite pas toujours le piège du théatre filmé. Heureusement qu'un Emoto Kenichi parfois cabotin porte le film à lui seul. Quant au score, il mélange score occidental moderne (au début) avec de la musique de No et de kabuki. Il porte par là la signature d'un cinéaste liant tradition et modernité un peu comme il introduit de l'ironie dans un récit classique. Kurosawa n'était pas encore totalement grand. Mais deux ans après la Légende du grand judo il effaçait la déception du Plus Beau et confirmait qu'il était un cinéaste à suivre déjà porteur d'une marque unique.
Un peu trop théatral mais le talent est déjà la !
Il faut préciser qu'il s’agit de l’adaptation d’une des pièces de Kabuki les plus célèbre au Japon (parait-il) et que Kurosawa amena quelques modifications à la trame d’origine. En effet, il s’était engagé auprès de l’acteur comique Kenichi Enomoto pour un autre projet finalement avorté ce qui obligea le cinéaste à rajouter un rôle suplémentaire pour lui : Le rôle du porteur qui amène un contrepoint comique à cette tragédie.
Bien lui en prit car ce rôle amène un peu de folie dans une intrigue un poil cadenassé (le découpage en trois blocs narratifs distincts) et que l’acteur y excelle vraiment, il en est de même de Denjirô Ôkochi (dans le rôle de Benkei) qui a une prestance impressionnante. Leurs interprétations sont la grande force du film.
Par contre celui-ci souffre sans doute du manque de moyen et l’on n'est parfois pas très loin du théâtre filmé. On retiendra malgré ça certains mouvement de caméra magnifique comme le travelling du début dans la forêt.
A l'aube d'un jour nouveau
Loin d'avoir acquis sa future notoriété – et ce malgré ses relatifs importants succès de ses deux "Légendes du judo", Kurosawa est obligé d'abandonner son projet de rêve du "Lifted Spear", mais reçoit l'immédiat feu vert pour son autre proposition, celle de la réalisation de "Tigre…", qui est également un film historique aux nombreux éléments comiques.
Comble de l'ironie, alors qu'il avait dû se battre avec le comité de censure du gouvernement japonais de (la fin de) la Seconde Guerre Mondiale pour les convaincre du bien-fondé de son projet, son œuvre sera finalement interdite par l'occupant américain à la fin du tournage, coïncidant avec celle de la Guerre. L'œuvre ne sortira donc qu'en 1952 et après le succès populaire de "L'Idiot".
En s'inspirant de célèbres épisodes historiques japonais du XIIe siècle, Kurosawa s'intéresse avant tout à mélanger différentes cultures nipponnes directement issues du théâtre; une expérimentation, qui lui vaudra l'incompréhension autant par le public, que par la critique. En empruntant autant au théâtre Kabuki, qu'au théâtre Nô, en en créant un parfait antagonisme en exprimant explicitement des sentiments autrement refoulés sur scène par le personnage (ajouté par rapport à la pièce originelle) du porteur et en insufflant même certains éléments issus de la comédie américaine (toujours par le jeu exagéré du comédien Enoken, jeu directement inspiré des comédies américaines de Mack Sennet), le cinéaste transcende les carcans figés de ces différents arts pour proposer un mélange absolument unique, qu'il s'approprie même à son propre univers. Il poursuit une nouvelle fois le dépassement de soi d'un individu (celui du porteur), qui va acquérir une nouvelle force et sagesse à l'aube d'une vie – du coup – nouvelle, fait illustré par le magnifique lever de soleil après la soirée de beuverie en fin de film.
Après les deux films réalisés sous la forte oppression du gouvernement nationaliste, Kurosawa se sent une nouvelle fois comme libéré pour renouer avec un champ d'expérimentation plus proche de sa première "Légende du Judo". Et d'annoncer son œuvre à venir.