Pour adhérer au cinéma de Tsai Ming-Liang, il faut évidemment pouvoir supporter et aimer ces interminables plans fixes, qui sont manifestement sa marque de fabrique. Autant dire que sur tout le long de sa filmographie, j'ai vite été exaspéré, et il a été dur de m'intéresser même succinctement à ce que je voyais. Néanmoins, avec le recul et tous les films vus pendant la rétrospective à Montreuil, c'est bien Les Rebelles du Dieu Néon qui ressort le mieux, sans doute grâce à des personnages plus profond et plus sincères que dans les films suivants. Chacun développe une psychologie bien propre et donne envie de suivre ses péripéties jusqu'au bout et, malgré de nombreux plans un peu trop long, Tsai Ming-Liang arrive tout de même à apporter de l'énergie à son film.
Voici donc le premier film du taiwanais Tsai Ming-Liang, également le premier épisode d’une série en cours de 5 films centrés sur le personnage de Hsiao Kang, adolescent banal et introverti qui traîne son ennui, ses ennuis et ses envies dans les rues de Taipei. Les amateurs de portraits humains, de portrait de société et de comique de situation à froid se régaleront devant les aventures, inspirées des 400 Coups de Truffaut mais teintées d’amertume, de ce jeune homme au visage angélique. Amertume, voire désespoir refoulé face aux incertitudes de l’adolescence, cet « âge ingrat » dont personne ne ressort indemne, mais aussi face au manque de repères d’une jeunesse qui ne rêve plus, qui a l’impression de vivre dans une société saturée, où plus rien n’est à inventer. Ce sentiment s’exprime de façon explicite dans Les Rebelles du Dieu Néon, dont le titre est déjà évocateur : par exemple, dans une scène de réconciliation entre 2 ados dans une pièce insalubre d’un appartement, la jeune fille dit à son ami qu’elle souhaiterait partir loin d’ici avec lui, afin qu’ils puissent s’aimer et vivre heureux ; dans une telle situation, à une autre époque peut-être, ils auraient ramassé leurs affaires et auraient taillé la route. Mais ici, le jeune homme lui répond après quelques instants « je ne sais pas où aller !».
Figé dans un quotidien écrasant, peu intéressé par l’école et sous la tutelle de parents aussi attentionnés qu’invivables (vous vous rappelez quand votre père vous invitait au cinoche à 16 ans alors que votre seul désir était de draguer les filles sans avoir le courage d’y parvenir?), Lee Kang-Sheng s’accroche à ce qu’il peut, une fille qui lui plaît mais qui préfère les frimeurs qui osent lui tourner après. Il va alors convertir sa frustration en rébellion, mais pas une rébellion « without a cause » style James Dean, non, une rébellion secrète consistant à se venger de ses rivaux, même de manière lâche.
Avec beaucoup d’humour, de justesse et de tendresse, Les Rebelles du Dieu Néon lance un grand cinéaste en devenir. Tous les thèmes intéressant Tsai sont présents, certains à l’état embryonnaire ; le film n’est peut-être pas abouti comme les suivants (La Rivière, Et là-bas…), mais il est plus agréable à suivre que Vive l’amour grâce à son rythme plus énergique.
Le premier film de Tsai Ming Liang dans sa filmographie fait l'impression d'une inspiration bloquée dont l'expiration ne surviendra qu'avec son deuxième film. Le coté contraint du film, son aspect volontariste lui confèrent à la fois son énergie et sa rigidité. L'urgence se fait sentir en permanence, laissant de coté les thèmatiques à peine abordées pour poursuivre sur une dynamique dont l'histoire semble n'être que la conséquence.
La base du film repose sur le rapport qu'entretiennent les trois personnages masculins, cette histoire d'amitié vue de l'extérieur par celui qui sert de fil conducteur à l'histoire. Le personnage féminin est a contrario presque transparent, la dernière scène offrant de manière plus directe le rôle de procuration qu'elle joue entre les deux amis. En face s'inscrit la relation de jalousie entre le fils rebel joué par LEE Kang-sheng et cet homme auquel il s'identifie. S'il n'est nul part directement question d'homosexualité dans le film, Tsai Ming Liang arrive parfaitement à faire sentir que le désir est le moteur de l'action au sein de ce trio masculin. Le désir qui est le seul dieu réel de ce film, la religion passant pour superstition à la manière de ce qu'il montrera dans Et là-bas, quelle heure est-il?, et si aucun des deux ne libére l'homme, le désir apparaît comme l'émanation de la vie tandis que la religiosité n'en n'est que l'aspect morbide.
Techniquement, la mise en scène est en parfaite adéquation avec l'aspect immédiat de l'histoire, la caméra ne prenant que rarement le temps de s'attarder sur les personnages. La musique toute aussi minimaliste restera longtemps en tête partcipant à la signature d'un film qui, s'il ne s'est pas libéré des conventions, a réussi à leur insuffler un élan vital suffisant pour le rendre remarquable.
Voir les Rebelles du Dieu Néon c'est retouver une mécanique pas encore parfaitement huilée mais qui le deviendra avec les années (surtout que le film est sorti en France après Vive l'Amour et la Rivière). Car tout Tsai est déjà là: le jeune solitaire fasciné par un garçon et sa petite amie, leurs incessants croisements, le dispositif fait d'une stricte économie de moyens, Lee Kang Sheng comme alter ego du cinéaste. Mais si la solitude urbaine est un thème émouvant, elle est ici plus attendue que dans les autres films de Tsai car certains thèmes -fascination du timide pour les voyous, difficultés scolaires- sont ceux de n'importe quel Rebel Without a Cause movie (le titre original du film est d'ailleurs "les Adolescents du Dieu Nuozha", Nuozha étant le dieu de la rebellion). Néanmoins, on a déjà la difficulté à vivre son homosexualité et les obsessions aquatiques du cinéaste qui commencent à pointer le bout de leur nez. L'immensité urbaine est déjà là mais pas encore comme un vrai décor où la solitude se déploie. Quant au potentiel émotionnel des situations, il est saboté par l'aspect mécanique et téléguidé par le cinéaste des croisements des personnages: du coup, les acteurs semblent des pantins et la distance, au lieu de créer une émotion plus intense, aboutit à un film assez souvent glacé. Les personnages auraient également mérité un plus grand développement. Restent néanmoins quelques plans forts comme l'agonie atroce d'un insecte transpercé par un compas ou encore le magnifique plan final de la caméra s'élevant vers les nuages. Cet espoir-là offrira les trous d'air qui sortiront son film suivant des écueils ici présents. Qui plus est l'idée de l'étouffement comme moyen de créer l'optimisme (symbolisé par le plan final) sera beaucoup plus poussée dans la Rivière qu'on peut considérer chronologiquement comme la suite de ce film.
Entre le repli des êtres et le mouvement d'une société modernisée, le film de Tsai Ming-Liang parvient à jouer de ses contraires et paradoxes pour dresser le portrait d'une jeunesse perdue confrontée à ses propres démons. Les démons de la solitude, de l'errance, de la malchance mais aussi de la sexualité s'entremêlent pour former un tout, crade et d'une grande pauvreté. Ah Tze débarque dans son vieil appartement, frigo remplit de produits périmés, le sol inondé de toute part, il s'allonge seul sur son lit et grille une cigarette. Ah Kuei distribue des paires de rollers sur son lieu de travail en tentant de trouver l'âme soeur au hasard par téléphone. Ah Bing suit son pote Tze de quartiers en quartiers, et s'amuse à voler des plaquettes de circuits imprimés de bornes d'arcade. Kang espionne tout ce petit monde et tente de se rendre intéressant, en vain. Les rebelles du Dieu Néon c'est tout ceci, l'ennuie d'une génération, des envies utopiques, mais tout est vain et personne ne semble vouloir avancer à contrario de cette société évoquant le progrès et l'ouverture au monde.
Des affiches de cinéma US parsemant le coin des troquets et salles d'arcade, les dizaines de bornes Street Fighter (alors le jeu le plus populaire de l'époque) et autres beat'em all, uniques sources d'amusement. Les balades à scooter évoquent aussi cette précarité et ce manque de moyens, les errances d'hôtel en hôtel, l'appel du sexe frustrant car improbable, autant de thèmes traités avec soin par le cinéaste, pas souvent très égal à lui-même car débutant et encore en grand manque d'inspiration. Notons toutefois le thème musical, qui même s'il n'est pas très beau, arrive à trotter au fond de notre tête, à l'image de cette bande de loosers pas franchement charismatiques ni avenants, mais égaux. A Tsai Ming-Liang de développer davantage ses -nombreuses- thématiques, d'utiliser sa même bande d'acteurs et d'optimiser au maximum l'espace et les décors, dont l'appartement de Kang et sa famille que l'on retrouvera dans La Rivière cinq ans plus tard.