Kim Bassinger vaut-elle mieux qu'un Kim qui bassine ?
Il est amusant de voir à quel point une oeuvre de divertissement peut devenir un vecteur de curiosité nous conduisant vers une certaine forme de culture. Qui en appelle une autre. Récapitulons : Je vois la ville Shenzhen dans un film d’action hong-kongais. Hop, je prends la BD
Shenzhen du canadien
Guy Delisle, plaisantes impressions d’un voyageur inspiré, histoire d’en savoir un peu plus mais « en rigolant », c’est à dire sans pour autant avoir l’envie de me farcir un bouquin gavant sur la question. Ce qui viendra sans doute, avec l’âge, mais en attendant, niet, « gé pô envie », et les atouts pédagogiques de cette BD en deviennent indéniables: ils sont attrayants. Des informations sont disséminées au sein d’anecdotes en forme de sketchs joliment agencés, ce qui se révèle un moyen mnémotechnique diablement efficace pour apprendre. Encore qu’il faille après nuancer la vision forcément formaté d’un narrateur qui, lui, vient de son propre monde, le Canada, mais à cette échelle c’est le nôtre, l’Occident, d’où une identification élémentaire et la complicité née de blancs montrant ensemble du doigt la bizarrerie des us et coutumes de ceux, différents, d’ailleurs. Saint Luc, qui marchait dans le ciel, a dit un jour:
"enlève d'abord le sabre lazer de ton oeil, et alors tu y verras clair pour enlever la paille qui est dans l'oeil de ton frère". "Ben ouais, mais moi je suis ton père alors comment qu'on fait ?!" lui a répondu Lord Casque Noir. Facile à dire...
L’auteur, animateur de son métier, ayant également été, quelques années après, se promener en Corée du Nord pour les besoins de son travail, réitère son opération du 9ième Art avec encore plus de bonheur - façon de parler – en nous relatant moult anecdotes sur son séjour à Pyongyang. Cette fois je m’y intéresse non pas après avoir vu un gros film d’action se tenant dans la capitale, ce qui n’est certainement pas demain la veille, mais parce que je suis curieux de voir ce que son avatar dessiné va bien pouvoir nous en dire de ce pays là. Alors alors ? Tout comme sur Shenzhen, l’absence d’un fil rouge, même fictionnel, nuit un peu à la BD sur sa longueur. Le dernier quart ne procure pas la même passion que les trois premiers, la narration s’essouffle un peu. L’exercice a ses limites. Delisle le sait, aussi les repousse t’il le plus loin possible grâce à une abondance de souvenirs intéressants. Il a un talent fou pour noyer la tristesse ressentie du lieu dans un paquet d’idées et blagues marquantes, en plus de rendre compte habilement, physiquement et mentalement, de cette ville si particulière. Si austère.
« Je déambule dans une enfilade d’étroits couloirs tous pavés du même marbre gris. On se croirait dans un de ces jeux vidéos où l’on tire sur tout ce qui bouge. » Deux vignettes illustrent l’idée : une du couloir en question, et une autre, imagée, de ce même couloir, toujours en vue subjective, avec le canon d’un fusil qui dépasse en bas du cadre et une barre de niveau de vie en bas à droite. En deux vignettes seulement Delisle passe du réel au virtuel et montre à quel point tout ici sonne faux. Autre réussite : l’accumulation de saynètes liées au Président mort-mais-toujours-là Kim Il-Sung, qui nous fait ressentir l’étouffement, le ras le bol allant crescendo de Delisle vis-vis de ce dictat aberrant : pin’s à l’effigie du Dieu vivant et de son fils Kim Jong-il abondent, il en va de même des cadres avec leurs trombines accrochées sur tous les murs, murs sur lesquels il est d’ailleurs interdit d’afficher autre chose sous peine de (chut), sans parler des radios et télévisions passant en boucle des hymnes au glorieux peuple nord coréen et à leurs plus glorieux maîtres adorés.
« Alors que je passais devant la table de mon assistante je crus, pendant un instant, apercevoir dans le miroir, non pas mon reflet, mais celui de Kim Jong-Il. Intrigué, je fis marche arrière, histoire de dissiper cette bouffée délirante. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque sous mes yeux éberlués l’horreur se confirma ! Ce n’est qu’une fois mon rythme cardiaque revenu à la normale que je compris l’origine de la supercherie. » A savoir que son miroir reflétait la photo de Kim Jong-Il accrochée au mur, derrière. De la naissance du bourrage de crâne.
Un peu plus haut j’ai parlé d’une narration qui s’essoufflait sur la fin. On peut y voir là la tristesse d’un narrateur avouant que l’humour a ses limites, que malgré tout le bon esprit du monde, face à une telle horreur on ne peut que bêtement se sentir inutile et, surtout, sacrément privilégié. L'auteur s’amuse un temps à prêter le livre
1984 de
Georges Orwell à un nord coréen pour voir sa réaction de gêne, mais très vite le cœur n’est plus à la plaisanterie, épuisé et honteux qu’il est de visiter ce cauchemar d’un autre où il n'a aucune raison d'être. La toute dernière page de la BD est une jolie trouvaille, une bien belle conclusion. Que je tairai ici.
Interviewé lors du dernier festival d’Angoulême, Delisle a lâché :
« Les gens qui sont là-bas l’ont lu [la BD Pyongyang]
et ne sont pas contents parce que je donne une image négative du pays (…) Ils ont à cœur qu’on retourne du pays avec une image positive, mais je ne vois pas comment on peut arriver à ce tour de force. » Il a pondu également la BD « Chroniques Birmanes », un peu plus tard, en l’an 95 du Juché
(*). Dès que je la chope et la lis, promis je pond la fiche.
(*) En Corée du Nord, « l’an 0 du Juché » correspond à la naissance de Kim Il-Sung, soit 1912. L’an 95 du Juché, chez nous, ça fait grosso modo du 2007.