Troublant, évident et digne, le plus beau film de Lee Chang-Dong
Bande annonce
Pour sa mise en scène et son écriture d'une incroyable dignité, Lee Chang-Dong parvient avec
Poetry à ciseler son meilleur film. Yoon Jung-Hee, qui revient après plus de quinze ans de silence (et une filmographie considérable depuis la fin des années 60), interprète avec élégance et sobriété une grand-mère atteinte d'Ailzhemmer dont le petit-fils, vivant sous son toit, est impliqué dans le viol collectif d'une jeune fille retrouvée noyée. A travers l'indifférence du jeune-homme face à son geste odieux, Lee Chang-Dong démontre la déshumanisation progressive d'une jeunesse vampirisée par la télévision. Aussi, ses vieillards ont encore le droit d'éprouver de l'excitation -comme les handicapés d'
Oasis ont le droit d'exister et d'avoir des sentiments, souligné par une séquence courageuse, simplement belle, trop rare dans le cinéma coréen. Lee Chang-Dong est aujourd'hui, et il le prouve ici, l'un des rares cinéastes asiatiques à adopter une mise en scène gorgée de significations. Ses détails, même les plus minimes, transpirent de sens et d'évidence. Ses personnages, hantés par "aujourd'hui", humains, sans coeur, ont chacun leur importance.
Poetry n'est pas non plus avare en séquences marquantes, redoutables de tension (la partie de badmington entre Mija et un inspecteur de police en fin de métrage), de tendresse et d'émotion (les poètes amateurs se livrant face caméra, la presque totalité des plans sur l'incroyable visage de Yoon Jung-Hee), lui conférant les formes d'un magnifique récital à la beauté triste, d'une limpidité forçant le respect. On en ressort la gorge serrée et les jambes molles.Yann en parle plus en détails juste en-dessous.
Ceci n'est pas une vieille dame (etc.)
De nouveau, Lee Chang-dong propose une nouvelle épopée intime, un voyage au cœur d’une âme, et par ailleurs le portrait d’une petite ville, la Corée par extension, minée par la folie. Comme dans toutes ses œuvres (littéraire, on pourrait dire politique y compris), Lee Chang-dong exhibe le refoulé, il l’expose, frontalement, le fait incarner, puis lui tient tête, le prend les yeux dans les yeux, le sonde. Ce n’est pas de la psychanalyse à l’occidentale, minée par la culpabilité chrétienne. Non, le refoulé n’est pas mal. Il est normal, omniprésent, partie intégrante de chacun d’entre nous, de notre monde. Comme tous les coréens, Lee Chang-dong met à égalité le surnaturel et le naturel, le profane et le sacré, la vie et la mort, la vieillesse et la jeunesse, le vulgaire et le raffiné, la violence et la douceur, le mélo et la comédie, tout peut être allègrement mélangé. Appelons ça de la pensée Bibimbap.
Formellement, cela donne un mélange de genre et de styles caractéristique des films coréens. Chez Lee Chang-dong, ce cinéma est particulièrement équilibré. D’aucuns disent « classique », moins éclatant, moins fort, moins sexy. Poetry paraît en plus moins « coup de poing » que Secret Sunshine . Il ne prend pas au ventre mais au cœur. C’est plus difficile à atteindre. Il est plus caressant, plus aimant, et bien plus varié dans ses propositions de cinéma. Sa structure narrative est autrement plus complexe. La violence ne surgit pas, tout simplement parce qu’elle a déjà eu lieu. Elle est désormais omniprésente, diluée, du coup elle est dans chaque plan. Et il n’y a rien de « classique » dans le fait, par exemple, d’aligner ici des plans documentaires de personnes récitant de la poésie. Pas évident non plus de filmer l’inspiration, l’écriture, la pensée. Et encore moins de rendre tout cela passionnant. Poetry ne parle pas que de poésie, bien sûr. Mais il nous fait aussi aimer la poésie et les vieux. Ah oui, c’est moins sexy que The Housemaid 2010 . Mais c’est du cinéma.
La « pensée Bibimbap », sur le fond, fait que le cinéma coréen ose parler de tout. Du moins il essaie. Comme tous les coréens de sa génération, ceux qui ont eu leur vingt ans ravagés par la répression dictatoriale, Lee Chang-dong n’en finira jamais de montrer la merde (son premier roman s’appelait en gros « Il y a de la merde sur Neokchon », ça calme), de dire ce qu’on ne pouvait pas dire avant. Lee Chang-dong mélange, mais sans jamais perdre de vue la nécessité de révéler ce qu’on ne dit pas, et plus généralement ce qu’on ne voit pas. Il met en image ces notions, un peu à la manière de M. Night Shymalan dont tous les films sont tournés vers le moment de la révélation d’une croyance.
Pour voir ce qu’on ne voit pas, ben, il suffit juste de mieux regarder, bêta, dit papa Lee. Ceci n’est pas une pipe, d’ailleurs. On le savait depuis longtemps. Dans Poetry, par exemple, ceci n’est pas une pomme, une fleur, un arbre, de l’eau, ou une vieille dame. Sisi, je vous assure. Vous ne savez même plus ce que c’est. Vous avez oublié le mot. Il faut désormais accepter qu’un Lee Chang-dong va vous mener très loin. Ce sera d’une force inouïe.
La mère de Secret Sunshine découvrait le mal, le vide, l’altérité, tout cela au sens propre et le plus absolu du terme. Au final, elle acceptait sa propre folie. Elle vivra avec. Ça ira. La vieille dame de Poetry, aussi, accepte sa légère folie, sauf que c’est le point de départ du film. Ce qu’elle va apprendre, c’est la folie des autres, l’ultra violence qu’elle porte bien quelque part, puisque c’est son petit-fils qui a, disons, merdé. Grave. Tout le film sera le chemin de cette vieille dame vers à la fois sa culpabilité, et sa jeunesse. Comme une faute d’avoir été jeune, belle et insouciante, dans un monde décrépi, moche, angoissé.
Sur ce monde, la force incroyable de Lee Chang-dong, après ce qu’il a vu et vécu, est qu’il n’est même pas désillusionné. Il croit encore à l’humain, depuis Peppermint Candy qui était le top de la déprime, un peu plombant quand même (à se jeter sous un train, justement). Étonnement depuis son passage au ministère de la culture, qui a du pourtant avoir son lot de désillusions, ses films n’ont pas de rancœur, d’amertume, ils contiennent un lueur d’espoir. Bon d’accord, la lueur de Secret Sunshine, un peu comme dans Rosetta, ne pointait qu’à la dernière seconde. Bon, ok, l’espoir de Poetry est un peu paradoxal. Sans dévoiler la fin, il suppose tout ce même une énorme part de sacrifice. Peut être même qu’il faut se tuer pour être heureux. Mais qu’importe puisqu’on peut revivre d’une autre façon et puisque les morts sont là aussi, présents dans notre quotidien. Tout cela est à prendre au sens métaphorique, mais en même temps, Lee Chang-dong donne à ses métaphores une chair vibrante, une humanité bouleversante.
L’homme et la femme y sont vus à travers différends personnages. La femme est une vieille dame, mais qui fut une jeune impétueuse, éventuellement rebelle, cela se sent. Elle redevient enfant en commençant à oublier les mots (Alzheimer), puis va redevenir jeune fille ignorante en se mettant à prendre des cours de poésie (quelle vieille dame à la retraite n’a pas fait un truc similaire, ma mère s’est mise à la peinture par exemple). Seulement en parallèle, une jeune fille est morte avant même dix-huit ans. Alors cette vieille dame va aller à sa rencontre. Elle va ressentir ce qu’elle a vécu. Elle va être jeune fille.
L’actrice, Yun Jung-hee, parait-il grande star coréenne jusqu'aux années 80, fait ressentir tout cela avec une égale subtilité. La révélation chez Lee Chang-dong, c’est aussi la révélation des actrices : qui connaissait Moon So-ri et Jeon Do-yeon avant Oasis et Secret Sunshine ? Une actrice, c’est du jeu mais aussi une façon de la filmer. Quelques plans ahurissants de notre vieille dame nous font penser que, oui, cette vieille dame EST une jeune fille. Elle est belle, fraiche comme une jeune fille. Elle a même la peau d’une jeune fille. Et même, elle baise comme une jeune fille. Pas fort, pas sexy, Lee Chang-dong ? Ben quand même, ça s’enfourche dans la baignoire.
Alors oui, il faut voir un peu mieux pour que ce soit excitant. C’est que, de l’autre coté, l’homme est pas tout à fait un beau jeune homme non plus. Ce n’est même plus vraiment un homme. Il a perdu un peu de sa tête et de son corps, il veut juste être, une dernière fois, un homme, au sens « mâle ». Tout Lee Chang-dong peut être résumé dans ces corps difformes, handicapés, qui peuplent ses films, le cœur de Oasis. C’est une affaire personnelle, il ne s’en cache pas (un frère handicapé) mais bien plus que ça : c’est une façon de montrer l’humain dans toute son étendue. L’homme, donc, est à la fois un mâle qui baise et un monstre frappé par le mal. Qu’il soit vieux ou jeune. Les jeunes, ce sont ces gamins décervelés qui matent la télé, surfent sur ordi. Et du porno partout, et l’ennui mortel, la frustration, surtout si on est moche et pauvre (« et là ce sera très dur » disait Coluche).
Alors quand le jeune mâle lambda, moche et pauvre des campagnes rencontre une jeune fille belle et insouciante, potentiellement inconsciente, ça peut dérailler, et donne le fait divers au cœur du film : un viol, une « tournante » même comme on dit chez nous. Ce qu’on ne dit pas, ici et ailleurs. Que fait la police ? C’est l’autre propos du film, tout aussi ample et varié. Certains ferment les yeux, certains vont être salauds pour de bonnes raisons, certains ont des remords. Mais la justice, la vraie, vraiment « juste », est lente. Un policier, génial personnage secondaire, miracle de casting également, mettra tout le film à se révéler. Non ce n’est pas un gros lourdaud obsédé sexuel comme il a pourtant l’air. Pourquoi un flic serait toujours un salaud, d’ailleurs? Comment filmer une histoire sordide? En très gros résumé, en le poétisant. C'est difficile, nous dit Lee Chang-dong, faisant ici partager, pour la première fois dans son cinéma, ses doutes d'artiste, la difficulté d'exprimer un ressenti. Que peut faire le cinéma dans ce monde, se demande t-il principalement.
Voilà, c’est comme ça un nouveau Lee Chang-dong. Ça fait réfléchir. On pourrait en parler des heures, il faut s’arrêter. En résumé, le film démarre avec un plan de rivière. Deux heures vingt plus tard, un plan de la même rivière, mais sous un angle différend. Entre les deux, on a appris à mieux voir. On ne verra jamais plus une rivière de la même façon. Comme pour tout, Lee Chang-dong prend les choses au pied de la lettre. Là, on appelle ça du cinéma.
Je n'ai pas mes maux à dire
Même un Lee Chang-dong mineur reste une œuvre cinématographique majeure.
L'attente est haute à chaque nouvelle œuvre de ce grand réalisateur cérébral – et une fois de plus on ne peut être déçu, malgré l'apparente trame scénaristique moins coup-de-poing de son précédent "Secret Sunshine" (que certains ont accusé – pas sans tort – d'en avoir surajouté dans le mélodramatique) et une mise en scène plus académique que son génial "Peppermint Candy" par exemple.
En même temps tout le gore du monde (à nouveau très, très, très présente dans la plupart des films coréens actuels) ne pourrait se montrer aussi violente que les tourments des personnages de Lee Chang-dong. C'est terrible, ce qu'il inflige à des personnages, qu'il réussit à rendre infiniment sympathiques de surcroît…Quel chemin de croix sur une terre hostile et gouvernée par le Mal.
L'histoire se développe cette fois tout doucement, même si le début (la découverte du cadavre d'une jeune femme par des enfants) constitue déjà une belle entrée en matière d'une horreur sous-jacente.
Le "rebondissement" n'intervient qu'après une quarantaine de minutes et de manière – il faut dire – totalement imprévisible. La suite est à l'avenant avec une femme prise dans un tourment de sentiments et de mots refoulés. Cette fois, ce n'est pas la religion (bien que très présente), mais la poésie, qui lui sert d'échappatoire. La poésie, une autre passion de Lee, qui réussit véritablement à "vulgariser" cet art si particulier et à parfaitement la retranscrire sur l'écran, non pas de l'habituelle représentation pompeuse et académique (et que je te multiplie les plans sur les fleurs et les abeilles qui butinent), mais plutôt dans l'accaparation de cette forme d'art par une simple amatrice, qui permet une parfaite identification de tout spectateur, qu'il soit amateur ou connaisseur.
La fin est somme toute logique, mais magnifique dans sa simplicité et dans son ultime façon de confronter les gens à leurs actes.
Un film, qui hante l'esprit.
Trois mots
Un beau film.
Comme un petit arrière-goût
Gageure tenant de l'impossible : comment ne pas être glauque avec cette histoire d'une vieille dame i) qui découvre qu'elle est atteinte de la maladie d'Alzheimer, ii) apprend que son petit-fils qu'elle éduque a participé à un viol, iii) va recourir au plus vieux truc du monde pour chercher l'argent indispensable à l'avenir de ce même petit fils.
Lee Chang Dong aime les situations limites (la sexualité des handicapés dans Oasis, la perte d'un enfant dans Secret Sunshine) et je ne suis pas fanatique de cette tendance à vouloir filmer avec délicatesse l'infilmable ou l'abject. Mais c'est affaire de goût et de sensibilité. Ce qui ne peut être disputé en revanche, c'est la maîtrise de la mise en scène. Admirables plans aquatiques et sylvestres, subtilité du récit et de la construction de la narration, interprétation hallucinante (quel grand directeur d'actrices !). Je crois que je garderai toujours en mémoire ce regard hallucinant de Yoon Jung-Hee, lors de la fameuse scène où.....
Reste que la recherche poétique de notre (grand) mère Courage m'a parue un rien forcée - et raccordée à l'intrigue principale d'une manière assez artificielle.