Mystery Train est l’œuvre d’un cinéaste que j’apprécie particulièrement, Jim Jarmusch. Le rythme lent qui caractérise ses films en troublera sans doute beaucoup, mais quand on y est habitué, cela donne un trait inimitable à son cinéma, l’un des plus intéressants de l’Amérique contemporaine. Jarmusch s’est en effet lancé depuis son premier film, Stranger Than Paradise, dans une entreprise de sape systématique du rêve américain, en choisissant le point de vue d’étrangers attirés par la première puissance économique mondiale du moment. Planter l’action de ce film à Memphis Tennessee n’est évidemment pas innocent, puisque c’est la ville du King Elvis Presley, la ville où d’autres grands chanteurs ont également enregistrer leurs plus grands succès. Mais ceux qui fantasment rien qu’à l’évocation de « Memphis » feraient bien de voir Mystery Train…
Dans ce film-gigogne où 3 histoires apparemment indépendantes s’emboîtent dans un petit hôtel miteux du centre de Memphis pour finalement brosser un tableau de la ville, les premiers à découvrir l’autre aspect de l’Amérique, celui auquel on n’est pas familiarisé, seront un couple de touristes japonais. Oh surprise ! Au lieu de voir une ville clinquante et grouillante de souvenirs, ils ne voient qu’une cité désertique, presque à l’abandon, peuplée de gens qui sont comme hantés, possédés par l’esprit du King au point que n’importe quel imbécile un peu gominé se fait surnommer Elvis… Même ses studios d’enregistrement ne sont visités que par 3 pelés et 2 tondus ! Bref, pas de quoi dérider le jeune japonais de nature taciturne qui, à la vue de ses prouesses sexuelles, n’est vraiment pas excité par l’endroit !
La deuxième histoire est celle d’une jeune italienne débarquée on ne sait trop comment dans ce bled paumé, et qui se voit harcelée par des fanatiques kingesques ou des marchands avides de touristes benêts… Et la nuit passée avec une américaine rencontrée au gré de sa route révèle une autre caractéristique de ce peuple : le nombrilisme. Car pour ce qui est de raconter sa vie, pas de problèmes, mais pour feindre s’intéresser quelque peu à cette italienne, à sa vie et à son pays, il n’y a plus personne. D’ailleurs, durant tout le film, la communication avec l’étranger, qu’il soit noir, rital, anglais ou jap’, est bien difficile, si tant est qu’elle ne finisse pas en eau de boudin.
Quand au dernier sketch, elle montre une population désœuvrée, portée sur l’alcool, pas très maligne et très violente. C’est aussi ça l’Amérique… Les destins de ces 3 petites histoires vont se réunir dans un même hôtel, bien que chacune soit séparée par les cloisons des chambres, pour finalement se scinder, mais dans un seul objectif : quitter cette ville de malheur par tous les moyens de transports possibles !
Si Mystery Train croise votre destin comme il a croisé le mien, je ne puis qu'espérer que vous vous régalerez autant que moi, et que ce film vous donnera envie de plonger dans la filmo impeccable de Jarmusch (notamment Dead Man et Ghost Dog, incontournables).
Bande annonce
La force de ce Mystery Train est de jouer sur plusieurs tons. Celui de l'évasion d'abord, avec ce couple de touristes japonais qui découvrent une ville qui ressemble étrangement à celle de Yokohama, mais avec beaucoup moins de maisons. L'aspect mélancolique est également présent, avec ces chansons rock 'n roll des fiveties rappelant les grandes heures de la nouvelle société américaine, celle qui est à l’opposée de ce qui est présenté à l’écran : dans ce quartier de Memphis, on ne trouvera pas de grandes familles, ni de grandes maisons et encore moins de bolides V8. L’endroit est désert, désolé, abandonné, mais théâtre de mésaventures tantôt touchantes ou tordantes. L’art des ruptures de ton, cher à cet admirateur du cinéma de Suzuki Seijun. Le film est un gros coffre à surprises qui s’ouvre et se referme, et dans son magnifique écrin, des cadeaux à livrer par paquets. L’autre grande qualité du film est de croiser les histoires de trois groupes de personnages (le couple japonais, la veuve italienne, les trois fugitifs alcoolisés) sans jamais les matérialiser au sein d’un même cadre. Une forme de hors champ finalement. La structure du film est faite de telle manière à ce qu’il y ait une correspondance entre les groupes sans pour autant l’afficher ou la rendre plus évidente qu’elle ne l’est. Mystery Train se déroule en trois actes qui ont lieu au cours d’une journée, et sont chacun mis bout à bout. Une chose est néanmoins sûre, tout le monde entend le Blue Moon d’Elvis Presley diffusé sur une radio locale en pleine nuit, tout comme le coup de feu à leur réveil, tiré d’on ne sait où.
Le récit fragmenté fonctionne alors à merveille, soutenu par un humour ravageur qui ne découle pourtant de rien de particulier. Les propriétaires de l'hôtel où tout le monde dormira, un black costaud tout de rouge vêtu et son jeune groom, font ce qu’ils peuvent pour ne pas s’endormir à leur comptoir. Le groom n’aime pas son chapeau, tape une grosse mouche de décoration avec sa tapette, hésite à manger la prune japonaise gentiment donnée par Mitsuko, nettoie n’importe comment les restes d’une bouteille brisée , et l’on rit pourtant aux éclats. Allez comprendre. Non, finalement, ne cherchez pas. Les scènes sont drôles parce que la manière de les amener est unique. Incroyablement drôle car toujours appliquée, silencieuse, cadrée de manière frontale. Matériau cinématographique réduit à son plus simple appareil, sans artifices si l’on excepte ces travelings systématiques –mais réussis- lors du premier et deuxième segment, les situations hilarantes sont dues en partie au montage et aux ruptures de ton. Car au final, qu’est-ce qui peut prêter à rire lorsque l’on suit un couple de japonais (si ce n’est leur côté dépaysé et leurs maladresses en anglais), une femme veuve tombée sur une pipelette ou encore les errances de trois types bien imprégnés dont un qui fait fondre une brochette de chamallow au gaz ? Une nouvelle fois, l’art du cinéaste de jouer sur diverses tonalités, d'identifier chaque personnage, de passer d’une attaque à main armée à une poilade intégrale, de graver des instants à couper le souffle dans la mémoire du spectateur, à l’image du baiser enfumé des deux japonais sur le bord d’une route, pour finalement rappeler que le rêve américain est, à la fin des années 80, déjà bien loin.