Pourquoi je suis amoureux de ce film
Il y a les beaux films, ceux que tout le monde aime. Et le film dont on tombe amoureux, celui qu’on défendra en toute mauvaise foi. Et il y a le premier amour. Mère porteuse fut mon premier amour du cinéma asiatique. J’avais 15 ans, 1989, j’étais en lycée à Nantes et suis allé voir ce film au Festival des Trois Continents (loué soit son travail de défrichage), grâce à une carte dix entrées gratuites distribuée à toute la classe. Sinon, à l’époque, j’aurais eu peu de chances de débourser 30 balles pour un obscur mélo historique avec une héroïne qui s’appelle Ok-nyo, réalisé par un vieux venu de Corée du Sud, pays que je devais alors imaginer communiste (ah, non, c’est l’autre) et nourri au sushi (non, c’est en face).
On peut simplement dire que je suis tombé amoureux de l’actrice, Kang Soo-yeon, une des plus connues de Corée. Elle se magnifie dans la douleur, jusqu’à la plus intense scène d’accouchement jamais filmée, où elle n’est plus qu’un ventre qui hurle et sue à grosses gouttes. Elle se donnera peu après (collégienne, puis moine rasée, puis infirmière) dans un autre Im Kwon-taek, Viens, viens plus haut, et on l'a revu récemment dans Girls’ night out, de Im Sang-soo, où elle est toujours aussi mignonne. L’apparition de Ok-nyo (ce nom extraterrestre !) la révèle en jeune fille bondissante qui tire la langue. Puis cette bouseuse tirée de son village s’ennuie ferme au palais, envoie bouler les servantes, mange et jure comme un garçon de ferme. En Corée, on dirait que Ok-nyo était déjà une Sassy Girl, du nom d’un film ultra populaire (mais parfois intrigant) sur une fille d’aujourd’hui qui se croit forte parce qu’elle tient tête à tout le monde. Ici, on dirait que c’est une caillera qui se rêverait ni pute ni soumise, sauf que sa mère doit la vendre pour un lopin de terre. Ok-nyo passe par un état purement animal (la femelle qui met à bas) puis ne sera plus qu’un corps meurtri et enfin un cadavre.
D’ailleurs, Im Kwon-taek cadre le dernier plan sur Ok-nyo en lui coupant la tête. Une audace qu’on ne relève même plus a ce moment du film, tant les plans, comme toujours chez Im Kwon-taek, sont d’une infinie variété. La seule théorie de sa mise en scène est d’inscrire les personnages dans un environnement lui aussi infini : une chambre, un palais, une époque, un pays, la Terre, le cosmos. Pendant la grossesse de Ok-nyo, Im Kwon-taek filme aussi les arbres, ils semblent pleurer pour elle. Lors d’une séquence sidérante, il fait dialoguer la future mère avec la lune, il alterne la rondeur de la bouche implorante, les yeux révulsés et la pleine luminosité de l’astre, sur fond de musique lancinante, qui rappelle le minimalisme répétitif de Philip Glass. Tout au long du film, une mélodie envoûtante avec des voix incantatoires nous transporte vers les limbes du sacré. L’accouchement est montré en parallèle avec une cérémonie chamanique. En Corée, mêler le fantastique à l’humain est un principe.
Et c’est peu dire que Mère Porteuse est humain. C’est un hymne dédié à toutes les femmes, à leurs sacrifices au nom de la tradition que seuls les hommes maîtrisent. Kang Soo-yeon n’a pas joué UN rôle, elle a été, de l’apparition à la mort, LA femme. Im Kwon-taek filme la douleur de son égérie à la juste distance, sa beauté avec la plus belle lumière. Il n’oublie pas non plus l’épouse délaissée (en plus d’être stérile) : la première scène d’amour est filmée de son point de vue. Elle attend de l’autre côté d’un mur en papier que son mari ait fini de faire un enfant avec l’autre. Im Kwon-taek se permet tout. Il passe d’une relation de viol et de domination sociale entre une mère porteuse et un noble qui a besoin d’un héritier, à un amour, au début pervers, puis finalement hautement romantique.
Mère Porteuse raconte encore plus que ça. Cet enfant volé à sa mère, c’est celui de beaucoup de Sud-coréens partis au Nord. Ces paysans obligés de pratiquer le capitalisme qui envoient leur descendance chez l’occupant, c’est le sud coréen américanisé d’aujourd’hui. Du haut de ses seize ans, Ok-nyo porte la douleur d’un pays déchiré. Voilà pourquoi Kang Soo-yeon et Im Kwon-taek ont déposé leurs tripes sur la pellicule. Qu’on se rassure, ce film-monde dure une heure trente. Un grand réalisateur filme l’essence. Ou alors on oublie tout ce baratin et on ne retient que Ok-nyo hurlant parce qu’on la fait marcher sur une plaque chaude, son visage extatique qui oscille lentement de droite à gauche lors de la première scène d’amour, un tel plan devrait durer une heure. Mère Porteuse est d’un érotisme fou, c’est même l’archétype du film de prison SM. Oui, d’accord, quand on est amoureux, on perd toute objectivité.
La Femme, sa vie, son oeuvre
Celui-ci, ça faisait vraiment un bail que j'avais envie de me le voir. Eh oui, malgré tout ce temps passé à explorer le cinéma coréen, je n'avais toujours pas vu ce qui est considéré par beaucoup comme un chef-d'œuvre. C'est pas que je n'en avais pas envie, au contraire, j'attendais seulement l'occasion de pouvoir découvrir directement sur grand écran cette valeur sûre. Et l'attente en valait vraiment la peine. Je me suis retrouvé complètement absorbé dans cette ambiance mystique qui enveloppe cette histoire d'un autre temps qui semble très lointain. Avec ces images sombres et ces personnages anonymes de la cour passant leur temps à vénérer les morts, on est transporté dans un univers inquiétant et étrange, qui est encore accentué par la multiplication des croyances et rituels censés favoriser la venue au monde d'un garçon. Au-delà du simple aspect ethnologique, ceux-ci montrent bien comment la femme, et surtout celle de faible rang, était considérée à l'époque, en tentant de maîtriser son fonctionnement biologique par une science absurde. Comme cette scène sidérante où on assiste à la sélection de la femme parfaite – comprendre par là, la plus fertile – sur la base de critères physiologiques. Les traitements infligés par la suite n'épargnent absolument rien à la pauvre fille, dont on se fout bien de la santé, tant qu'elle arrive à mener l'accouchement à terme.
Si cette famille noble cherche tant à ce que la lignée se perpétue, c'est avant tout pour que les descendants puissent continuer à honorer les morts en passant le plus clair de leur temps à prier. Comme l'indique clairement la seule indication temporelle au début du film, il s'agit d'un temps où les vivants s'inquiétaient plus des morts que des vivants, et toute l'histoire montre cette emprise qu'ont les morts. Il est intéressant de noter que la plus grande cruauté envers la mère porteuse s'exprime par les mots d'autres femmes, les mères et grands-mères, qui semblent être celles qui prennent les décisions au sein de cette famille. On pourrait considérer le fils de chanceux car ce n'est pas tous les jours que quelqu'un se voit ordonner par sa mère et sa femme d'aller coucher avec une autre. Et pourtant, celui-ci est tout aussi désemparé que Ok-nyeo, est même complètement dégoûté rien qu'à l'idée, avant de s'y soumettre, et de fatalement s'y attacher et même se trouver désespéré lorsqu'elle est renvoyée dans son village. Il tranche complètement avec l'image de l'homme fort de la maison qu'on peut habituellement voir, et de le voir soumis, voire castré par sa mère, nous fait comprendre la difficulté de sa situation. Ce dernier regard qu'il donne à cette femme qu'on lui a imposée est presque aussi désarmant que c'est le seul à prendre conscience du destin d'Ok-nyeo. Sa femme souffre elle aussi silencieusement, évidemment. Tous sont victimes des traditions instaurées par les ancêtres et qui perdurent par la seule force de leur souvenir, et qui prennent la figure d'une matriarche toute puissante à laquelle on ne peut pas reprocher non plus d'être une tortionnaire. C'est là toute la puissance de cette histoire, qui montre à quel point les humains, et les femmes en particulier, ont pu et peuvent encore être prisonniers de règles sociales abandonnées là par leurs instaurateurs sans que personne ne les conteste.
Je peux parfaitement comprendre que le fils tombe amoureux de cette fille. Kang Su-yeon, du haut de ses vingt ans, en plus d'être jolie, est époustouflante dans sa manière de bouger, son impertinence dès qu'elle parle, ou encore cette façon si particulière de prononcer les mots. Sa vitalité et sa candeur arrivent parfois à faire oublier le sujet grave. Cette actrice est tout simplement grandiose dans ce rôle, et son prix à Venise devient une évidence dès la seconde où elle apparait, en même temps qu'on comprend qu'elle va être la victime de ces tortures et l'objet de notre regard pendant une heure et demie. Ce qui semble bien peu face aux nombreux mois qu'elle devra supporter. Cette souffrance tranquille s'installe avec une mise en scène au rythme posé qui n'a rien à voir avec du contemplatif. La caméra montre avec sensualité les scènes d'accouplements, essaie de rendre beau ce qui n'est ici qu'un acte dénué de tout sentiment. Les plans généraux nous laissent nous imprégner de l'ambiance de silence concerté, du secret bien gardé, alors que les gros plans nous révèlent toutes les émotions refoulées. De nombreuses ruptures accélèrent le récit, la plus violente intervenant avec l'avant-dernière images du film, alors que la toute dernière replace ce drame comme n'étant qu'une banale anecdote de la vie de cette époque.
Tout sur la Mère
De cette Mère Porteuse qui permit à Kang Su Youn d'obtenir une récompense vénitienne plus que méritée pour son interprétation et de la Chanteuse de Pansori, lequel est le meilleur Im Kwon Taek qu'on a vu à ce jour? Après la découverte émue du premier, la réponse relève de l'anecdote tant chacun des deux est à sa manière une oeuvre à part s'ancrant profondément dans l'histoire et les traditions coréennes pour tendre à l'universel.
Dans Mère Porteuse il y a déjà tout l'art d'Im Kwon Taek, art en trompe l'oeil, maitrisé à la perfection. Ivre de Femmes et de Peinture nous renseignait d'ailleurs dès le début sur la nature de cet art au travers d'un évident autoportrait du cinéaste en peintre, un peintre qui donne l'impression de se conformer aux règles alors qu'il ne les suit pas. Comme celle de ses autres films découverts jusqu'à présent, la mise en scène de Mère Porteuse (titre qu'on ne peut s'empecher de répéter parce qu'il a la beauté des titres programmatiques, que l'oeuvre qu'il orne est à elle seule le fait d'attendre un enfant que l'on ne pourra pas élever dans sa totalité, ses splendeurs, ses souffrances, ses désillusions un peu comme l'Argent est à lui seul l'argent dans tout ce qu'il peut susciter en l'Homme) est faussement académique: là où on se croit sur le territoire de la lenteur contemplative comme symbole trop attendu d'une "sérennité zen" asiatique chérie des festivaliers, il s'agit d'une lenteur jouissive renvoyant à la joie d'attendre un enfant, la joie d'attendre l'etre que l'on désire, la lenteur du déploiement de tous les rites liés à la grossesse, lenteur n'excluant pas quelques ruptures de rythme faisant leur bel effet de surprise; les plans de nature ou de paysages sous la pluie ne sont pas de la joliesse pour dépayser le spectateur occidental mais inscrivent la grossesse dans l'ordre naturel des choses; les cadrages sont d'une précision millimétrée mais ne donnent jamais l'impression de tableaux filmés de par la grande variété de choix des angles de vue ou de distance aux acteurs.
Sur ce dernier point, on peut noter ce que laissait déjà soupçonner Ivre de Femmes et de Peinture, à savoir qu'Im Kwon Taek filme les scènes de sexe comme personne en variant les plaisirs esthétiques: le point de vue de l'épouse délaissée de l'autre coté du mur pendant que son mari couche avec une autre, les plans rapprochés sur le visage nous faisant communier avec la joie de Ok Nyo pendant l'acte... Il se rapproche en cela d'une certaine manière d'Imamura, autre spécialiste du rayon avec qui il a en commun ici de filmer la femme comme figure d'énergie vitale et de prendre le parti d'un personnage incarnant une figure ancrée dans le versant paysan de son pays dans tout ce qu'il peut contenir de bon vivant: Ok Nyo n'hésite pas ainsi à manger avec les doigts en plein lieu symbole de la haute société coréenne ni à exprimer dans ce contexte toute son énergie et son indéniable tempérament. Tempérament que nous fait partager Kang Su Youn qui porte son role avec une rare intensité: on sourit ainsi lorsqu'on voit Ok Nyo engueler les servantes ou manger avec les doigts d'une façon plaisamment décomplexée, on souffre en meme tant qu'elle lors de l'attente de l'enfant, l'euphorie se dispute aux larmes lors de la scène d'accouchement qui est le grand climax du film et justifie à elle seule le Prix d'Interprétation Féminine qu'elle décrocha à Venise, on communie enfin avec l'attachement qui grandit en elle pour l'enfant qu'elle porte, avec son désir de vivre un amour impossible avec un noble. Parce qu'en plus d'etre un film sur la tradition d'un pays, de contenir les joies, les peines et les souffrances engendrées par le fait de savoir qu'on donne la vie, d'avoir eu son climax avec l'accouchement, Mère Porteuse refuse de s'arreter là et porte l'estocade en se terminant comme un mélodrame des plus tragiques et des plus poignants.
Les robes traditionnelles coréennes du film satisfont-elles la soif d'exotisme des spectateurs occidentaux? Mère Porteuse est-il un film érotique déguisé en film d'auteur avec alibi culturel? Est-il une métaphore des rapports Corée du Nord/Corée du Sud comme le sont trop de films romantiques jetables ou de mauvais mélodrames made in Korea? Les réponses à toutes ces questions relèvent presque de l'anecdote (pour l'anecdote voilà les miennes: non ce n'est pas l'exotisme qui explique la gloire festivalière et critique du cinéaste en Occident quoi qu'en disent certains cinéphiles coréens exaspérés, non c'est un grand film d'auteur avec de grandes scènes érotiques, oui et Yann développe très bien ça dans son avis) tant ici Im Kwon Taek frappe en plein coeur avec cet hymne à la Femme et à la Mère.
L'utérus porteur
Dans cette société coréenne traditionnelle très conservatrice, rien n'est laissé au hasard : tout est procéduré, codifié, défini. Au nom de l'honneur, de la lignée, du titre de noblesse, toute notion de spontanéité est écartée. Le poids des conventions est étouffant et tout le monde en souffre, mais personne n'ose les dénoncer. Dans cette société, le plus grand danger est l'amour, et son corollaire le plaisir sexuel ; tout est organisé de telle manière qu'il soit sacralisé, qu'il soit synonyme de procréation, de descendance, qu'il soit découplé de tout sentiment humain. Or l'Homme est ainsi fait qu'il ne peut réprimer ses envies, ses désirs, ses passions. Même dans la pire organisation carcérale, tomber amoureux ne sera jamais empêché malgré toutes les menaces et tous les interdits.
C'est dans ce contexte que IM Kwon-Taek plonge ses personnages : des seigneurs qui règnent sur un territoire, un mariage arrangé qui tourne au fiasco puisque l'épouse ne peut enfanter, l'entourage qui passe au plan B en allant chercher contre quelque argent une paysanne vierge bien naïve, puis le coup de foudre entre la paysanne et le jeune seigneur qui passent leur temps à s'envoyer en l'air, et enfin le terme de l'opération : l'accouchement. Cela donne lieu à des scènes sidérantes : une prière au clair de lune sur une musique typique des années 80 (Vangelis ?) avec des plans rapprochés très originaux, un découpage à un moment clé où tous les protagonistes de l'histoire souffrent en silence, de la paysanne délaissée au jeune seigneur qui ne peut décider de sa vie malgré sa puissance présumée en passant par l'épouse stérile obligée de se laisser tromper, et bien sûr l'épreuve finale de la naissance du bébé.
La mère porteuse ne peut laisser indifférent : sur un thème classique, IKT expose un propos d'une clarté lumineuse doublé d'une leçon de mise en scène et de direction d'acteurs.
Le film le plus sublime de Im Kwon-taek
(des 17 films que j'ai vus du cinéaste coréen, jusqu'à 'Chunhyang', et en attendant 'Ivre de femmes et de peinture' ; ces 17 films, présentés à la Cinémathèque française en juin 2001, étaient jusqu'à Chunhyang les préférés de leur auteur parmi ses 97 oeuvres)
Si l'oeuvre de Im Kwon-taek suit une démarche privilégiée - exploration de l'Histoire, la culture et la société coréennes à travers des destins individuels souvent tragiques, en particulier ceux de femmes, souvent les premières victimes des discriminations et des traditions-, elle fait montre d'une grande diversité stylistique. Il y a en effet beaucoup de disparités et de remises en question stylistiques entre 'Mandala', 'Le Village des Brumes', 'La Fille du Feu', 'Chronique du Roi Yonsan', 'Viens, viens, viens plus haut' ou 'Chunhyang', pour ne citer que quelques uns de ses autres films les plus importants (dans l'ordre chronologique).
'La Mère Porteuse', dont l'histoire est celle d'une jeune femme du peuple (interprétée par la merveilleuse Kang Su-yeon) utilisée pour donner un fils à un héritier de la Dynastie Yi, et à qui on interdit alors de voir son fils et le jeune héritier avec lequel est née une relation amoureuse, est le film qui se rapproche le plus par sa somptuosité - et la question de la résistance de la femme qu'on a privée de sa liberté - du plus récent 'Chunhyang'... à la différence près que 'La Mère Porteuse' est encore plus somptueux (cela dit, 'Chunhyang' vaut autrement pour sa structure propre et son expérience sur la représentation du pansori). On a de quoi se contenter de tant de beauté, mais il faut préciser que le film vaut bien mieux qu'un beau livre d'images impénétrables (la fameuse scène de l'accouchement, d'une force incroyable, et de manière générale une mise en scène et un sens pictural littéralement à couper le souffle, expression nullement galvaudée ici), et que son auteur n'est pas aussi sage qu'on veut bien le dire (même si je n'irais pas jusqu'à parler de perversité, ce n'est quand même pas Shohei Imamura), d'ailleurs je ne connais pas beaucoup de cinéastes qui filment (aiment filmer) aussi bien les scènes érotiques.
Fabuleux.
Il est de ces films qui dégagent quelque chose de fascinant et troublant, et qui font oublier, l'espace de quelques heures, tout le reste, tant les images restent imprégnées dans notre mémoire.
Il est de ces films qui n'ont pas besoin de durer deux heures ou plus, ni besoin de s'axer sur un scénario tortueux, pour captiver l'attention et marquer à jamais.
Il est de ces films, enfin, qui ne nous font pas regretter d'être cinéphiles, donc de tomber parfois sur des immondices, tant ils redonnent au mot "cinéma", toute sa grandeur.
"Mère porteuse" est assurément l'un de ces films.
"Mère porteuse", c'est le cinéma de Mizoguchi Kenji se réincarnant dans celui de Im Kwon-Taek, 30 ans après sa mort.
Parceque les images sont aussi fortes ; peut être plus, même.
Parceque cette caméra se déplace dans l'espace avec tout autant d'aisance que chez le maître des maîtres du cinéma japonais.
Parcequ'au final, c'est une oeuvre monumentale, et pourtant construite autour de si peu de choses. C'est-à-dire un scénario limpide, qui va droit au but sans pour autant oublier l'essentiel (ce que Im Kwon-Taek n'a pas réussi à faire avec son récent "Raging Years", bien plus maladroit), et bien aidé par un réalisateur talentueux en tant que conteur. Quant à la force émettrice des images, elle est telle que Im Kwon-Taek a pu transcender son sujet.
Là aussi, on se souvient de Mizoguchi. Peut être pas celui de "L'intendant Sansho" ou de "La vie d'Oharu", parceque ça, ce sont des films inatteignables, mais au moins celui des autres. Certaines scènes y font même référence. La recherche d'une fille selon des critères bien précis rappellera "La vie d'Oharu" ; tandis que la relation entre Ok-Nyo et son maître se rapprochera plus de "L'impératrice Yang Kwei-Fei".
Et puis, "Mère porteuse" a aussi quelque chose de mystique, d'incantatoire ; de la première scène, sous forme de rituel ascète, à celle précédent l'accouchement, où des gens font le spectacle, portant des masques sur le visage.
Mais surtout, "Mère porteuse" est un film marqué par la douleur. Celle de l'abandon du cocon familial, puis du dépucelage, puis de porter un enfant qu'on devra abandonner, puis de l'accouchement - un accouchement qui n'aura jamais été mis en image avec autant de douleur -, puis de l'abandon redouté, puis... puis cette conclusion. Presque logique, mais qui laisse forcément un goût amer. Car elle était si belle, cette Ok-Nyo. Elle était attachante, pleine de vie.
"Mère porteuse" est un film horrible, au fond. Un film desespéré, fataliste, même. Mais plus que jamais, c'est un film essentiel.