Sans doute parce que l'on misait trop sur le dernier film d'Ang Lee, surtout depuis ses nombreuses récompenses à travers les festivals comme sa consécration à Venise cette année, qu'une légère déception nous envahit en franchissant la porte de sortie de la salle de cinéma. Sans crier au scandale, et en toute honnêteté la déception tient à peu, Lust Caution est un film qui ne se démarque d'aucune production à gros moyens tentant de retracer un fait Historique que tout le monde connaît. L'occupation nippone durant la Seconde Guerre Mondiale est ainsi revisitée par Ang Lee, inégal réalisateur, qui par l'intermédiaire d'ingrédients classiques du film romantique, de jeunesse folle et de plans sinistres visant à liquider tout traître réussit à emporter le spectateur dans une spirale de faux semblants bien conçus. Il ne faut pas chercher l'audace dans sa mise en scène, Lust Caution se borne à être joli d'un plan à un autre, cadré avec minutie tout en alternant caméra énergique (les premiers plans durant la partie de mah-jong) et filmage "glissant". D'une certaine manière, on pense qu'Ang Lee recycle sa grammaire nouvellement apprise à Hollywood et les mauvaises langues pourraient affirmer que Lust Caution n'est rien de plus qu'un blockbuster à la reconstitution Historique aléatoire (dont une partie filmée dans les studios de la Shaw), très propre sur lui, comme si il fallait jouer dans la cour des films potentiellement festivaliers histoire de contourner poliment les séquences de sexe particulièrement sulfureuses. On entend déjà la gente féminine reprendre le refrain bien connu "voir Tony Leung tout nu et mourir". De mémoire, cela faisait un bail qu'un acteur particulièrement célèbre dans ces contrées, et à échelle mondiale, n'avait fait du nu intégral et cette performance est à saluer dans une ère où Tony Leung n'a plus rien à prouver depuis un long moment. Parenthèse à part, l'idée de proposer un script bien écrit, un filmage n'ayant rien à envier à la moyenne américaine, une distribution d'excellente facture (où lorsque la forme se lie généreusement au fond) peut laisser présager d'une tentative de "minimiser" la puissance de l'érotisme rare du film. Rare parce que ces fameuses séquences "polémiques" n'arrivent qu'en fin de métrage lorsque le personnage joué par Tony Leung, effroyable tortionnaire collabo, montre son vrai visage, celui d'un obsédé sexuel avide de chaire fraîche.
Le paradoxe est que derrière cette figure malsaine se cache un homme d'une grande classe qui rendra d'autant plus difficile la mission de Chia-Chi, laquelle ne sait plus trop où donner de la tête : mener à bien la mission d'assassinat ou tomber dans les bras de cet homme -finalement- influent, riche, et au-delà de sa perversité, gentleman? L'intérêt du film réside à la fois dans la mise en abyme de l'amour, de la tentation, dans un cadre fait de violence : la seule motivation de cette bande de jeunes, de potes, n'est que l'exécution de monsieur Yee, projet mis à l'étude depuis longtemps, Ang Lee développera la création du projet d'exécution de manière certes sporadique, enchaînant les ruptures temporelles de façon assez déconcertante sans que l'on s'en rende vraiment compte, mais le résultat témoigne d'un savoir-faire incontestable en dépit des défauts du film : le fait de n'être que touchant qu'à dose homéopathique, l'oeuvre étant emportée par la grâce qu'à de trop rares reprises (la troupe de théâtre criant que la Chine n'est pas morte, l'ultime tentative d'exécution de monsieur Yee avortée au dernier moment...), touchée par un excès de violence brute sidérante (le meurtre involontaire d'un ancien "frère" dans le repaire de la bande), touchée par un érotisme sévère et bien filmé mais finalement trop froid. Le discours Historique du film semble aussi parfois atténué par le sous-titrage français, comme lorsque la troupe de théâtre chante haut et fort "camarades" en guise de chant patriotique, et que ce "camarades" en chinois est traduit par "amis". La traduction n'est pas non plus exempte de quelques fautes d'orthographe assez grossières, mais là n'est pas le problème. Finalement Lust Caution n'apporte rien de plus qu'un blockubster Historique à l'Hollywoodienne, mais il s'avère suffisamment bien exécuté pour accrocher un public assez large et ce malgré sa longue durée.
Lust, caution a déjà beaucoup fait parler de lui, et, à la limite, il vaudrait peut-être mieux arriver vierge de tout commentaire pour l’apprécier. A Venise, il a gagné le Lion d’or, et c’était le deuxième attribué à Ang Lee ; on y murmura aussi que certaines scènes de sexe étaient non simulées – probablement une rumeur marketing, mais passons. A Taiwan, il a eu la faveur exceptionnelle de ne pas être censuré d’un poil – gloire nationale oblige ; il a ensuite reçu huit récompenses au cours des Golden Horse Awards de décembre. En Chine, il a été coupé – version édulcorée par le réalisateur lui-même - , ce contre quoi des cinéphiles malheureux habitants de la Chine populaire ont protesté en vain.
On peut s’agacer de tout ce succès et de cette réputation sulfureuse et décider avec mauvaise foi que le succès du film est sans fondement ; ce que j’ai fait lorsque je l’ai vu la première fois. Mais quand on voit ensuite tant de films moyens ou franchement mauvais, et si ayant de nouveau trois heures devant soi on y retourne, il faut bien admettre que ce film est réussi, et qu’il présente de nombreuses qualités. La photographie est impeccable, le casting, à l’exception de l’endive Wang Leehom, excellent (Tang Wei et Tony Leung tiennent le haut de l’affiche, Joan Chen est un beau second rôle), et le scénario, adapté d’une nouvelle d’Elaine Chang, est implacable. Sur fond de guerre, de résistance et d’espionnage, il met en jeu le statut de l’individu pris dans des dynamiques collectives qui le dépassent et entre lesquelles il faut s’arranger pour exister. Il est difficile d’être plus précis sans dévoiler le dénouement, ce qui serait dommage. Je raconterai donc plutôt le début.
La narration est construite de manière à créer le suspense avec un début chronologiquement proche du dénouement – une scène de mahjong peu bavarde mais riches en regards croisés, un départ précipité, un coup de téléphone ; puis un retour loin en arrière, un groupe d’étudiants qui débutent sur les planches et dans la résistance ; enfin un saut (trois ans) pour arriver de nouveau à 1942 et l’intrigue principale du film. La première partie est un peu longue et n’est pas la plus intéressante. Les étudiants commencent par exalter les sentiments patriotiques dans des pièces de théâtre qui font se lever les foules, mais ce n’est pas suffisant. Ils prennent contact avec des groupes résistants, et se voient attribuer la mission de se débarrasser d’un traître, Mr Yi, qui collabore avec les Japonais. Les étudiants, plein d’énergie et de sentiments patriotiques, vont passer leurs congés d’été à Hong Kong où Mr Yi réside, l’héroïne infiltre la maison du traître, joue au mahjong avec les dames et séduit monsieur. Pas jusqu’au bout cependant : il y a d’abord le problème qu’elle est vierge, un de ses copains étudiants résistants, « le seul qui ait de l’expérience », se charge d’y remédier ; ce problème réglé, les Yee quittent Hong Kong plus tôt que prévu, les étudiants-comédiens-résistants se retrouvent donc comme deux ronds de flancs, ils ont dépensé beaucoup d’argent et n’ont pas fait preuve d’héroïsme. Heureusement, juste avant qu’ils s’en aillent à leur tour, un méchant se présente et ils le tuent, c’est leur entrée dans l’âge adulte et dans le dangereux métier de résistant. «Trois ans plus tard », comme l’indique l’intertitre, la jeune première mais néanmoins plus vierge Jiazhi se voit contactée par le meneur de la troupe de théâtre, qui est aussi amoureux d’elle mais n’ose pas le lui avouer, afin d’accomplir une mission : elle doit devenir la maîtresse de Monsieur Yi, toujours traître, traqueur de résistant, et protégé par de nombreux gardes, pour arriver un jour à déjouer sa protection et enfin le tuer. Elle se réintroduit dans la maison Yi à grand renfort de mahjong et de robes de soie bien coupées, reprend son entreprise de séduction de Monsieur Yi là où elle l’avait laissée, et la mène à son terme. Monsieur Yi semble amoureux mais la brutalise un peu, se qui fait le sel de la chose : elle crie et gémit mais on ne sait pas toujours si c’est de douleur ou de plaisir. L’aventure dure, ce traître est difficile à piéger, et la fausse Madame Mak semble à la longue se prendre au jeu plus qu'il ne faudrait, comme le montre la scène où elle rend compte de sa "mission" au chef de la résistance qui la supplie de cesser de fournir autant de détails. Cette scène est centrale dans le film (bien que tardive par rapport à l’économie générale du récit) : c’est là que s’affrontent logiques collectives et individuelles, avec Wang Jiazhi, le chef de section et l’ancien chef de troupe en spectateur benêt qui ne comprend pas ce qui se passe. C’est là que l’espionne semble se désolidariser de la résistance nationaliste sous les ordres de laquelle est se trouve pourtant.
En ce qui concerne la morale de l’histoire, on n’ira pas plus loin, à cause du suspense, qu’il ne faudrait pas gâcher. Je dirai simplement que le rôle central est très bien tenu par Tang Wei, qui réussit bien à donner un air à la fois mystérieux et volontaire à son personnage. Si ce film n’est pas absolument magistral cependant, s’il ennuie parfois, cela tient en fait principalement à sa longueur. Toute la partie sur l’apprentissage des étudiants aurait pu être écourtée, et ensuite dans la seconde partie tout est encore très explicite, à chaque phrase correspond un plan sur un visage, et même quant un reproche est muet, la réponse sur le visage de l’interlocuteur est montrée systématiquement. Bref, Ang Lee ne manie guère l’ellipse, ce qui peut conduire le spectateur à opérer lui-même les ellipses indispensables à tout récit par ses propres baisses d’attention. Un détail témoigne malheureusement de ce manque d’ellipse : la Shanghai sous occupation japonaise est littéralement en carton-pâte, ce qui n’aurait choqué personne si la caméra n’avait pas filmé le ciel en carton bleu et ses nuages au pochoir blanc pour passer d’un côté à l’autre de la rue. Evidemment, c’est un détail, mais il est à mon avis éloquent.
S’il souffre d’une certaine pesanteur dans la narration, Lust, caution est un film émouvant, bien joué, bien filmé, et qui vaut d’être vu.