Un film étrange, bancal mais plus maîtrisé que Takeshis'
En perte de vitesse depuis les années 2000, sauf si l'on excepte la prise de risque
Zatoichi récompensée un peu partout dans le monde, le cinéaste Kitano Takeshi nous fait part de ses états d'âme depuis son récent et très controversé
Takeshis', modèle de lourdeur nonsensique absolu, aussi fascinant que dérangeant d'un point de vue purement cinématographique. Beaucoup ont cru à la blague, d'autres ont été simplement refroidis par le manque de propos du cinéaste, revisitant pour son plaisir ce qui a fait les belles gloires de son cinéma des années 90, regonflant par la même occasion son ego. Kitano sait très bien qu'il est une personne importante au Japon, et dans son dernier film nommé ici
Kantoku Banzai (comprendre
"Longue vie au réalisateur") il se permet de nous le faire comprendre notamment lors d'une réplique lancée à son égard juste avant une cérémonie de sepuku
"Pour l'avenir du Japon, nous avons besoin d'une personne comme vous", et même si la séquence en question relève d'une plaisanterie plus ou moins fine, son propos peut évoquer une certaine réalité : Kitano n'y croit plus, mais il y a suffisamment de monde derrière lui pour tenter de lui redonner la motivation ou ce monde est-il simplement là pour faire croire au cinéaste qu'il est encore suivi, comme lorsqu'on évite de mentir à un gosse sous peine de gâcher ses rêves. Mais Kitano est très loin de tout ça, et si il est au courant de ses déconvenues depuis quelques temps (échec de
Takeshis', échec de
Kantoku Banzai dépassé par l'outsider
Dai Nippon jin, Kitano reconnait lui-même que son dernier né est un mauvais film !), cela ne lui empêche pas de se donner bonne conscience en retournant au genre qui le fit connaître à Asakusa et plus tard à la télévision : faire du show, étaler tout ce qui trotte dans son esprit finalement plus pervers qu'on ne pense. Qu'ils semblent loin les Aniki, Nishi ou Kikujiro, des personnages aussi différents que complémentaires, parce que Kitano sait jouer de sa prestance pataude mais dans un certain sens empreint d'une vraie cohérence dans la mesure où ce qu'il renvoie à l'écran est à peu près la même chose qui se passe dans son esprit : immobile, lent, le peu de gunfights dans
Sonatine évoquaient déjà le style qui fit sa réputation (voir le cas similaire du cinéma de Johnnie To) jusqu'à maintenant, car même si
Takeshis' renvoyait à une forme de cinéma très peu connue, Kitano continuait de s'afficher comme il l'était voilà dix ans : pas un geste de trop, une posture raide et nonchalante à l'image de sa mise en scène, et des fusillades en mode automatique comme pour flatter un ego de plus en plus rabaissé, à deux doigts de tomber dans la caricature la plus grotesque (ou comment revisiter
Aniki et les prises de risque d'un
Getting Any? décrié qu'il annonça lors d'une double interview avec Kurosawa Akira, au sein d'un même film).
Kantoku Banzai c'est à peu près la même forme de cinéma, mais filmé et mené avec bien plus de brio.
Le film débute non sans ironie par le scanner du cerveau de Kitano Takeshi (dans son propre rôle) symbolisé et représenté par son double métallique, sorte de poupée grandeur nature présente à l'écran lorsque Kitano prend peur face aux situations critiques qu'il rencontre. En définitive le mannequin représente Kitano dans la diégèse du film, alors qu'elle n'est que son soutien dans les passages du films sensés représenter la vraie vie : le cinéaste erre accompagné de sa poupée dans des rues vides (errance symbolisée par le parcours actuel du cinéaste?) et passe son temps à se poser des questions existentielles. Pour relever la tête des suites de l'échec cuisant Takeshis', pourquoi ne pas retourner à la belle époque des yakuza eiga? Pourquoi ne pas tenter une approche du drame social à la Ozu (carrément cité, la parodie Ozuesque est aussi un grand moment de plaisir coupable) mais "Qui veut voir un film ennuyeux se déroulant pendant trente minutes autour d'un verre de saké d'une tasse de café?" tout comme il semble impossible de revisiter cette grande époque du cinéma japonais classique, et tout comme il semble inconcevable de pasticher Hara Setsuko. Résultat, après une telle idée, la poupée de Kitano préfère se pendre. Alors pourquoi ne pas tenter une autre approche du film romantique, où une jeune femme pourrait aider un vieux sexagénaire à retrouver la mémoire? Non, ça ne marche pas non plus. Autre question existentielle, pourquoi tous ces films où les femmes sont dévouées aux hommes? L'inverse est-il possible? Visiblement non, mais Kitano semble prendre un malin plaisir à tenter cette approche. Alors pourquoi ne pas parler des pauvres, de la discrimination et des violences domestiques dans une parodie très intéressante de vieux films que l'on croirait inspirés des débuts d'Oshima et où les jeunes adultes seraient remplacés par des enfants. Non, ce qu'il faut, c'est un vrai film d'horreur mais le cinéaste ne semble pas non plus prêt à s'y essayer : on prendrait un revenant vêtu d'un kimono traditionnel et d'un masque de théâtre No, il infiltrerait une demeure, franchirait les portes coulissantes à la manière du héros de Suzuki dans La Vie d'un Tatoué mais cette fois-ci dans un plan-séquence en perspective, mais Kitano n'est pas encore prêt à tout ça : son fantôme se cogne contre les portes qui ne s'ouvrent pas, une étudiante en sailor fuku et une demoiselle en bikini effrayées font leur apparition pour prendre part au spectacle horrifique, rien qui ne semble calibré pour tenter l'incursion dans le registre de l'épouvante. Il reste une solution, le chambara classique où une armée de ninjas tenteraient de liquider un sabreur d'exception, sorte de Zatoichi aux yeux ouverts, mais non, son personnage n'est pas cohérent.
Il reste alors au cinéaste d'imaginer un monde dans lequel tout serait centré sur son personnage. Un personne effacé, un second Kitano nommé ici Kichijoji et qui influerait de manière plus ou moins positive sur le monde qui l'entoure : chef de main lors d'une opération avec de l'argent en jeu, grand maître "amateur" de Karaté, mais avant tout un personnage muet, presque totalement, contrastant énormément avec la première partie du film au demeurant la plus intéressante. Le vrai problème est que si l'idée de départ de créer deux univers bien distincts avec un Kitano à double voir triple facettes est parfaitement louable, elle fait chuter l'intérêt du film au fur et à mesure qu'il progresse : la première heure est admirable, parodiant le cinéma japonais avec un sens de l'humour et une précision chirurgicale, parfois très réussie (la parodie d'Ozu) comme décevante (le film de science-fiction) mais très souvent positive. La suite n'est qu'une accumulation assez grossière (en dehors du personnage muet incarné par Kitano, attachant) de scénettes incluant des personnages vulgaires (Daizen Higashi-Oizumi, sorte de Michou mafieux ou encore le Professeur Ide) ou alors sans grande envergure comme ces deux femmes illuminées sorties du fin fond de l'espace. Kitano retombe alors dans les travers du film de potes (courte apparition de Osugi Ren et de quelques uns de ses Gundans) et illumine qu'à de très courts moments le film d'une vraie synergie entre le burlesque et l'humour référentiel : le coup de boule de Zidane lors de la finale de la Coupe du Monde 2006 y est parodié, la course des ninjas reste un joli croisement entre le manga et le nanar, le combat de catch dans le restaurant est un moment d'une grande jouissance, bien accentué par le montage étrangement nerveux de Kitano. Si il est effectivement un point où Kitano stagne (dans le bon sens du terme) c'est bien dans sa mise en scène de bonne facture, où l'alternance plan fixe/montage cut semble plus cohérente qu'auparavant. Il n'y a pas de véritable recherche visuelles (hormis les techniques de filmage lors des parodies bien ancrées dans leurs époques) mais Kitano filme bien sans atteindre la pose (voulue) d'un Takeshis' et le score de Ikebe pastiche Hisaishi avec un talent insolent. Et qu'importe si le film se termine en queue de poisson avec la destruction totale au sens propre de l'univers créé et imposé par Kitano : peut-être le message nous aiguille sur un retour aux sources pour son prochain métrage? Kitano peut-il encore nous surprendre? Ce n'est pas avec Kantoku Banzai que l'on trouvera des réponses, mais il est bien certain que le metteur en scène s'est donné un joli coup de boost pour redonner le sourire aux fans et prouver qu'il en a encore sous le coude. Kantoku Banzai est un film incroyablement bancal et imparfait sur la durée mais qui possède une vraie identité à la fois thématique et formelle.
Gloire à Beat !
Après
Takeshis', Kitano déroutera à nouveau plus d'un de ses fans avec ce grand fourre-tout extrêmement loin de la mélancolie glacée des
Hana Bi,
Sonatine et autre
Violent Cop. Le film démarre comme une sorte d'introspection du cinéma kitanien tout en suggérant, de manière assez rigolarde, ce que à quoi le réalisateur pourrait s'attaquer dans la suite de sa carrière: mélo directement inspiré des grands metteurs en scène nippons des années 30, 40 et 50, évocation rurale rétro, film d'horreur grand-guignolesque ou encore chambara singeant son propre
Zatoichi qui ne se montrait déjà pas bien sérieux. L'exercice avait du potentiel mais paraît un tantinet laborieux au bout du compte. À se demander si Kitano en personne n'a pas pensé la même chose en stoppant au bout de quarante et quelques minutes sa mise en abyme sous forme de recueil de sketches plus ou moins sympathique pour s'attarder sur un récit désopilant où interviennent des personnages et situations plus loufoques les uns que les autres. On retrouve alors pour notre plus grand bonheur la veine burlesque de
Takeshis' avec des péripéties complètement « over the top » qui servent un égocentrisme galopant. Oui, Kitano se prend pour le nombril du monde, et alors ? On ne peut que se plier en deux de rire à le voir commettre toutes sortes d'âneries sans se départir de sa légendaire impassibilité. Mêmes les rares séquences où le bougre n'apparaît pas, notamment celles avec ce couple mère-fille sorti de nulle part, suscitent une hilarité débridée. Au final, une œuvre imparfaite, certes, mais qui n'a pas volé son titre explicite s'il en est. Gloire au cinéaste, gloire à Beat, ouais !
Pour moi Kitano (comme Tarantino) est actuellement en fin de cycle artistique. Comme Tarantino il fait des films qui n'arrivent pas à la cheville de ses métrages des années 90. Autant Takeshis était sympa, car complètement barré, original, et marquait un sorte de pause dans sa filmographie, autant là il commence à tourner à vide. Evidemment c'est Kitano donc il y a des idées sympathiques, mais ce style de film n'est clairement pas son meilleur atout. Frolant parfois la psychanalyse, l'ego tripet le n'importe quoi amateuriste, on sent que Kitano s'amuse mais on ne peut qu'être déçu quand on pense à des films aussi marquants que VIOLENT COP, HANA BI ou SONATINE. J'espère que Takeshi ne restera pas bloqué dans cette posture et saura évoluer encore pour nous offrir de nouveaux chef d'oeuvres.
Le cas Kitano (ou : si on ne parle plus de cinéma, c'est de sa faute)
Et voilà. On y est. Il y est arrivé, au bout du bout de son nihilisme. La lente descente depuis Aniki de son cinéma vient de trouver son explication (même si on la prévoyait au vu de ses autres films, où la pulsion suicidaire était pregnante) : Kitano ne filme plus, ne joue plus, ne s'amuse même plus à vouloir donner le change, comme dans Takeshis : il s'autodétruit. Et basta. Tant pis pour les festivals, le public et les fans transis d'amour déçu. Tant mieux ? On verra. Car, et pour continuer dans la psychologie de bazar, peut-être Kitano doit-il tuer Kitano pour retrouver Kitano (ou le contraire). Mais en attendant, j'ai rarement vu film plus désespéré. Et désespérant.