Inégal et parfois long, finalement généreux
La volonté de rendre son vieillard pathétique amène Shindo Kaneto à remettre en cause l'importance des personnes âgées au sein de la société japonaise actuelle d'autant plus que ce dernier n'est clairement pas le sensei moyen qui passerait son temps sur le perron de sa maison à écouter la radio et à regarder les libellules voler, non, Yasukichi est encore plus fou. Grand amateur de lecture, il dévore les récits du Mont Obasute, cet endroit fameux où les personnes âgées doivent se retirer, passées un certain âge, afin de finir leurs jours à l'abris du modernisme et de la place que prend la relève, dont certains voient cet exile comme une bénédiction vu que ces personnes âgées n'apportent plus rien à la société, décrit tout du moins tel quel dans le livre, par Shindo Kaneto et par les deux cinéastes que sont Kinoshita Keisuke et Imamura Shohei avec leur oeuvre
La Ballade de Narayama. D'un autre côté il est vrai que l'une des qualités du film de Shindo Kaneto est la proximité qu'il a avec les oeuvres sus citées et surtout sa belle manière de mêler réalité et fiction, c'est pourquoi tout au long du film, Yasukichi (encore un étonnant Mikuni Rentaro) passe son temps à dévorer le livre en question et surtout, à nous raconter ce qui s'y passe. Filmées dans un somptueux noir et blanc, les séquences illustrant le livre sont clairement les plus intéressantes car elles sont dotées d'un humour et d'une transgression du mythe qui font clairement défaut à la partie "réaliste" du film, cette dernière enchaînant les gags scato (on ne compte pas, mais Yasukichi se fait sur lui au moins deux fois, si ce n'est plus) et le personnage de Tokuko, sa première fille, finit par agacer de par sa maladie (elle est maniaco-dépressive) et son interprétation très inégale.
Il en va sans dire que Shindo, à 87 ans, n'a pas le rendement qu'avait un Kurosawa dans une même tranche d'âge/activité cinématographique et que si son "hommage" au troisième âge est teinté d'une douce ironie que n'avait pas Madadayo, qui lui se centralisait surtout sur la reconnaissance des sensei, il pêche par une réalisation extrêmement inégale là aussi (où Madadayo restait dans un classicisme formel de bon augure sur toute la longueur). Effectivement, Ikitai alterne le mauvais (des zooms inutiles), le médiocre (l'utilisation de la caméra grue) et l'élégant (noir et blanc d'une belle finesse, le paysage du mont Obasute, la pluie de plumes en fin de métrage) annihilant ainsi l'identité visuelle générale du film, on ne sait pas très bien où veut se placer Shindo, entre l'épate formelle d'un vieillard ayant connu son heure de gloire en tant que cinéaste (L'île nue, Onibaba...) et qui daigne donc à recycler sa grammaire cinématographique logiquement acquise depuis le temps, et le cinéaste alors incapable de proposer une vraie identité visuelle, tout en préférant se centraliser sur l'écriture, là où Shindo Kaneto excelle tout bonnement (collaborateur d'un Mizoguchi, Naruse, Kawashima, Masumura, Fukasaku...). Et il le démontre ici aussi. La partie "imaginaire" du livre est ainsi parfaitement fondue dans l'intrigue principale, le cinéaste alternant moments de la vie ordinaire et passages du roman avec une fluidité remarquable, surtout lorsque ces derniers apportent clairement à Ikitai sur le plan de la narration, image même de ce que vit actuellement Yasukichi : il n'est pas jeté, mais la société (symbolisée par les rencontres dans le bar Pépé le Moko) ne veut clairement plus de lui. D'où ses nombreuses visites à l'hôpital et en maison de retraite caricaturée à l'extrême par Shindo Kaneto, prenant visiblement un malin plaisir à montrer qui sont les vieux d'aujourd'hui et le sort que leur réservent les maisons de retraite.
Il n'y a qu'à voir ces pauvres grand-mères tenter désespérément de pousser la chansonnette dans la partie karaoké de l'établissement, ou taper dans un ballon pour intensifier leurs quelques muscles restants (sic) pour voir à quel point le cinéaste n'est pas près de passer lui aussi l'arme à gauche, ou de rendre les armes et d'aller tranquillement finir ses jours sur un lit d'hôpital. Mais cette écriture, intéressante car sentant la maîtrise absolue de son sujet, ne peut pas évincer les quelques défauts parsemant l'ensemble : ses longueurs infernales et ses longs moments sans musique ne collent pas à l'esprit général du film. De plus, la partie concernant les déboires de Tokuko semble être de trop, Yasukichi aurait pu avoir une fille en parfaite santé, le métrage n'en aurait pas été bouleversé pour autant. Pestons aussi contre la mise en scène inégale et les ellipses assenées avec force : la métaphore des corbeaux, symbolisant l'approche de la mort, est trop souvent soutenue pour tenter de faire dans la finesse. Shindo Kaneto aurait pu éviter ces facilités, tout comme cette scène de fin esthétiquement intéressante mais bien trop rentre-dedans. En revanche, la dernière demi-heure est sans doute la plus réussie, dynamisée par une superbe musique (faisant aussi office de générique final) et par un rythme enfin soutenu : la séquence où Tokuko porte son père sur le dos, et vise versa, est un des grands moments humanistes du film. Si il n'est donc pas exempt de tout reproche, et il faudra s'armer de patience pour en voir le bout, Ikitai est un de ces films qui ne paient pas de mine et qui se révèlent au final beaux et touchants.