Auteur avec Le Goût du Saké d’un métrage « somme », celui compilant tout ce qui aura fait la force de ses films de la maturité rayonnante acquise depuis Il était un père, Ozu Yasujiro s’en ira un an plus tard, emporté par la maladie. Dans cette ultime chronique où l’on boit et discute de l’avenir de ses enfants, la mise en scène est dépourvue d’audaces, le cadrage d’une précision chirurgicale trouve sa dynamique dans la répétition de son placement. On y retrouve aussi un procédé de montage qui n’aura pas évolué tant que cela depuis sa période noir et blanc avec les fameux une réplique/un plan et les non moins célèbres plans de « vide », ces couloirs peu éclairés où la vie semble avoir plié bagage, ces cheminées fumantes ou autres panneaux en guise de nature morte. Pourtant la petite musique quasi festive qui recouvre le film de son aura aimable et chaleureuse tend à faire croire le contraire, évidemment. Chez Ozu la notion du temps mort, figé, n’est que le prolongement des émotions des personnages, des états d’âme de chacun, des anciens dans l’inquiétude de voir un jour ou l’autre leur fille se marier et les délaisser : la solitude n’aura pour but que d’accélérer les démarches pour aller rejoindre les ancêtres. C’est le cas du vieillissant Shuhei, impeccable Chishu Ryu dans l’un de ses meilleurs rôles, qui souhaiterait marier sa fille pour combler son bonheur. Mais d’un autre côté qui dit mariage dit départ, et lorsque son fils ainé est déjà marié et que le cadet est sur le point de trouver l’amour, Shuhei est sur le point de se retrouver seul.
Mais la solitude chez Ozu n’est pas clairement affichée au premier abord, seulement dans l’un des tous derniers plans du film. Effectivement Shuhei rencontre ses amis qui sont aussi dans une situation identique (tous cherchent plus ou moins à caser leurs enfants respectifs) afin de refaire le monde et boire un verre ou deux, traine dans le Torys Bar, seul lieu où les souvenirs d’une époque révolue émergent (il y rencontrera un de ses anciens soldats lorsqu’il opérait en tant que supérieur à la fin de la seconde guerre mondiale), prête de l’argent à son fils aîné qui souhaite acheter des clubs de golf prestigieux dans un pur soucis de caprice (freiné par une Okada Mariko sublime et autoritaire), travaille de temps en temps au bureau. Une chronique qui se résume à dépeindre la vie presque banale de gens ordinaires tout en soulevant des problèmes de société universels ou chers au Japon. La question du mariage –arrangé ou non, la dépense d’argent intelligente, la succession, la peur de la solitude, la modernisation du pays (symbolisée par les cheminées dégueulant de la fumée épaisse, les immenses panneaux de pub circulaires, le look sixties sous influences américaines…) ou l’autorité masculine vacillante (le frère cadet n’arrivant pas à se faire respecter auprès de sa sœur) sont ainsi traités avec une belle finesse. Et qui mieux que Ozu pour passer ces thèmes en revue ? Qui mieux que cette équipe de gueules inoubliables pour interpréter ces gens ? Même si le cinéaste n’est pas le plus concerné de tous par le sort réservé aux personnages, il les met en scène avec une singularité qui aura fait la force de son cinéma dépouillé à l’extrême, sûrement audacieux uniquement dans le superbe usage de la couleur et les innombrables touches parsemées sur des objets ici et là. Les intérieurs se résument toujours à de vrais labyrinthes. On est chez Ozu. On se sent chez soi, à l’aise, confiant. Du cinéma zen qui se ressemble film après film, où l’art de faire systématiquement du neuf avec une recette vieille depuis des lustres.
Entre cet Ozu-là et Dernier Caprice, la bataille est très serrée pour ce qui est de désigner le meilleur Ozu de sa période couleur selon moi. Les deux sont en effet à mes yeux la quintessence de l'art ozuien, le moment où les quelques petites scories de ses films couleur précédents -un cadrage un peu moins précis que le reste ici, un plan rallongé quelques secondes de trop par là- sont totalement élagués, permettant une implication émotionnelle totale, une attention de tous les instants au moindre regard, au moindre détail du cadre. Là où chez la plupart des cinéastes la maitrise totale prend le risque de la froideur, l'art ozuien se savoure au contraire quand il est exécuté avec une précision millimétrée dans le cadre, dans la coupe des plans qui permet à ses meilleurs films d'épouser le rythme d'écoulement tranquille de la vie. L'autre point commun entre les deux derniers films d'Ozu, c'est aussi leur abondance de très grands moments de cinéma: toutes les scènes de soulerie au saké entre hommes, l'ancien soldat faisant le pitre sur l'hymne de la marine japonaise, les moments où les personnages portent un regard distancié sur la mort, ceux où deux cadres saouls parlent avec le sourire de la défaite japonaise de 1939-1945, le club de golf comme objet de discorde dans un couple, le moment où un verre de trop donne à un homme des éclairs de lucidité sur l'incapacité à accepter que sa fille vole de ses propres ailes en se mariant et suscite chez le personnage de Ryu Chishu un éclair de lucidité qui va l'amener à sacrifier son bonheur pour celui de sa fille, l'avant-mariage, le retour à la maison avec la prise de conscience par Ryu Chishu de sa solitude. Et la vie continue comme toujours chez Ozu, en acceptant en douceur les changements qu'elle implique. Reste que malgré cette grace permanente, cette douce mélancolie qui flotte sur tout le film je préfère d'un cheveu Dernier Caprice pour cause de Hara Setsuko et parce que cet Ozu de la fin n'a aucune scène de la puissance émotionnelle de la procession finale de Dernier Caprice qui serait la cerise sur un délicieux gateau préparé de main de maitre par un cuistot de première classe.
Néanmoins, le film fait partie de ces dernières oeuvres de grands cinéastes en forme de testaments artistiques n'ayant pas à rougir loin de là de la comparaison avec leurs classiques passés.
Au premier abord, le film laisse froid, chose apparemment voulue par Ozu puisqu’il ouvre sur une usine laide et métallique abritant des décors repoussants typiques des sixties, dont l’absurdité est soulignée par des cadrages peu flatteurs. En fait, cela ressemble un peu à du Tati. On comprend par conséquent qu’évoluant dans ce milieu, le responsable de l’usine s’adonne avec joie au saké avec quelques collègues de bureau… Et puis, petit à petit, le charme agit dès lors que l’on est familiarisé avec tous les membres de la famille : il y a le père veuf qui a transféré sans s’en rendre compte les tâches ménagères de sa mère décédée et de son ex-femme sur sa fille aînée, le fils marié qui n’arrive pas à s’assumer en tant qu’adulte et qui devient capricieux pour 5 malheureux clubs de golf, le fils cadet à la recherche d’une femme, et aussi cette barwoman qui ressemble diablement à la femme du responsable de l’usine…
Lorsque les collègues de travail reprochent un jour sévèrement à ce dernier la condition qu’il réserve à sa fille, obligée de rester avec lui sans profiter de la vie comme toute jeune fille de son âge, le personnage incarné par Ryu Chishu va devoir se faire à l’idée d’une nouvelle séparation… Cette séparation prend d’ailleurs une toute autre ampleur lorsqu’on sait que la mère d’Ozu est décédée pendant le tournage, rendant la fin du film plus personnelle et donc plus émouvante. Comme toujours, la mise en scène de ce metteur en scène est académique (plans fixes mais assez brefs), mais il dispose d’un panel d’acteurs tous plus attachants les uns que les autres, qui donnent à cette étude sur la famille une sincérité évidente.
Ayant vu Dernier Caprice et le Goût du Saké dans la même soirée, je ne vous cache pas que mes préférences vont au premier, qui est beaucoup plus jovial même s’il traite de la mort. Mais le second mérite également d’être vu, car c’est un classique.
Décidement, Ozu prouve avec son dernier film, qui reste quand même le plus célèbre de sa phénoménale carrière, qu'il etait un des plus grand réalisateur japonais et du monde, et celui qui savait le mieux filmé la famille et ses nombreux tracas . Comme dans tous ses films les scénarios etaient des plus simples, mais les films sont réalisés avec maestria . De plus sa patte est reconnaissable entre mille et ses films qui ne ressemlent à aucun autre sont uniques et réussissent à captiver malgré leurs lenteurs .
Jamais personne mieux que Yasuchiro Ozu n'a compris ce que c'était qu'un film, ce qu'en tant qu'objet il requérait, à quelle type et degré de radicalité il faisait appel. Dans "Le goût du saké" qui est son dernier film, comme dans "L'argent" de Bresson ou "Le sacrifice" de Tarkowski, il y va d'un absolu réduit à sa plus simple expression : faire un film, ce n'est pas faire des images, mais établir des rapports d'image, comme le disait Godard. Le plan fixe et l'absence totale de hors-champ dans Le goût du saké, un des dix plus grands films de l'histoire du cinéma, sont les manifestes plastiques de cette radicalité. Degré zéro du post-cinéma, rien n'y est jamais de l'ordre du supplément, du déchet, du décoratif, du narratif, de la fioriture ou de l'arabesque. Le trait de Ozu est droit, strict. Il ne dévie pas. La tension y est maximale, et donc chaque événement y devient explosif. C'est, au sens strict, une machine. Un rouleau de pellicule. Adieu les mythes. Il n'y a pas de monde. Il n'y a pas de hors-cadre.
Ni plus ni moins qu'un Ozu.
Les films couleurs d'Ozu (ie ses 6 derniers) se ressemblent énormement. On retrouve presque la même histoire, les mêmes acteurs, les mêmes lieux et la même réalisation lente (que certains jugent à tort ennuyeuse). Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille en voir qu'un: au contraire, on plonge avec une délectation infinie dans cet univers familier un peu comme dans une série... D'un film a l'autre, on en saisit les nuances.
De ce fait, je ne suis pas d'accord pour dire comme Florent que le Gout du Saké est le meilleur. C'est certes l'un des plus connus mais je trouve "Dernier Caprice" (qu'il a réalisé juste avant) légèrement plus fort émotionnellement.
D'ailleurs, le plan sur l'enseigne japonaise au milieu d'enseignes americaines se retrouve dans plusieurs de ses films.
LE GOUT DU SAKE est le dernier film de Yasujiro OZU,mais il s'inscrit parfaitement dans la lignée de sa "dernière période",avec ce passage à la couleur qui lui va si bien.
Ou quand la perfection formelle est au service d'une histoire intimiste passionnante.
Car si aucun plan n'est superflu dans cette recherche permanente de la lisibilité,sorte de ligne claire en cinématographie,rien n'est plus éloigné de la froideur que le cinéma de OZU.
On est dans la chronique du quotidien, avec une galerie de portraits tous plus attachants les uns que les autres.Le temps parait souvent suspendu,par la répétition des gestes de tous les jours,comme ces beuveries entre vieux potes,ou ce désir d'élévation sociale de salary-men,avec pour fil rouge la fille à marier avant l'irréparable outrage des années.Car la vie n'attend pas et s'écoule inexorablement,celle d'un vieux monsieur père de famille veuf,et celle d'un pays en plein boum économique qui se "modernise" au prix de décors déshumanisés et sans charme.Nous sommes au début des années soixante:ce GOUT DU SAKE est un instantané parfait de cette période de transition essentielle pour un Japon encore en devenir.
La richesse thématique est étonnante,le foisonnement est là derrière les légendaires cadrages du maître,et surtout l'émotion se distille petit à petit,d'abord en filigrane,puis de plus en plus ouvertement,même si les touches d'humour sont présentes tout au long du film.
Le vieillissement et la solitude seront implacablement au rendez-vous,aprés le départ des enfants devenus adultes, mais tout cela est traité avec une pudeur et une justesse de ton incroyables,et servi par une interprétation tout en finesse.La petite musique nostalgique qui accompagne toute l'histoire rajoute à ce sentiment mélancolique du temps qui passe.Mais nous ne sommes pas dans une tragédie,il s'agit juste de la vie qui va et qui continuera,de toutes les façons.
...Autour d'un verre sans aucun doute,élément central et révélateur de ce film-testament d'un réalisateur tellement japonais dans la forme ,mais si universel par son propos.
Je pense que la magie ne s'est pas produite avec moi, car j'ai trouvé le film assez creux. Non pas qu'il ne s'y passe rien, mais plutôt que c'est inintéressant. Bref, Ozu Yasujiro ne m'a pas captivé avec son dernier film qui est pour moi le premier que je vois du réalisateur. Je vais poursuivre bientôt avec la vision de trois autres de ses films qui me confirmeront ou pas cette impression.
Petite remarque : "Le Goût du Sake" m'a fait penser légèrement à "Vivre" de KUROSAWA Akira, je ne saurais pas trop dire pourquoi d'ailleurs...
Taquineries, nostalgie et beuveries au programme de cette ultime folie de Yasujiro Ozu, à ne pas montrer au Capitaine Haddock ou à Christine Bravo sous peine de coma éthylique définitif ! Pour ce round de clôture, on remet le grand Chishu Ryu en tête d'affiche et on projette une fois encore des mariages pour les descendant(e)s, avec peut-être un peu plus de causticité dans les dialogues et de gravité dans l'idée de la solitude qu'auparavant. C'est du reste toujours aussi drôle, perçant et singulier, impeccablement mis en images et en musique (on ne se lasse pas des petites rengaines rétro en bruit de fond), sans pour autant qu'Ozu transcende le concept comme il le fit avec Fin d'Automne,son dernier vrai coup de maître, ou encore Dernier Caprice, plus proche du film-testament que cette réalisation finale soignée mais mineure. L'ensemble pâtit également des quelques longueurs caractéristiques du cinéaste, de ces deux ou trois scènes de palabre qui auraient gagné à être un tantinet abrégées pour maintenir notre attention sur toute la ligne. De beaux adieux lointains et enivrés, sans grande fanfare et confettis.
La toile d'un tableau sur lequel se superpose le titre, un premier plan d'une rangée de cheminées fumantes (rappelons funestement celles, mortuaires, filmées dans plusieurs des films antérieurs du réalisateur) et des hommes d'un certain âge discutant de leurs filles à marier – pas de doute, il s'agit bien là d'un film de Ozu.
La suite ne détrompe pas, avec ses plans au ras du tatamis, des longs monologues / dialogues débités d'une voix monocorde par les principaux interprètes et les conflits intergénérationnels tournant généralement autour des filles à marier.
Pour son tout dernier film, Ozu ne se renouvelle guère, mais re-applique à la lettre ses formules les plus réussies. Seules différences notables: ces hommes, définitivement portés sur l'alcool et les femmes, revendiquant haut et fort leur relative indépendance – jusque dans le plan inédit de la mariée en robe de cérémonie.
Sans crier garde, le tout dernier plan de l'œuvre d'Ozu sera également l'un des plus marquants. Rarement un tableau vivant n'aura évoqué meilleure "nature morte"…