Vu dans sa version de 168mn.
Eros + Massacre est un film extrêmement singulier, bien ancré dans le registre Nouvelle Vague, terme certes facile mais qui prend ici tout son sens puisqu'il jouit de solutions visuelles peu habituelles, de procédés narratifs décousus, d'un discours social évoquant la situation politique du Japon à cette époque entre nationalisme et anarchisme dévorants et d'une vision globale d'un auteur qui a quelque chose à dire sur ce dont il traite sur près de 2h50 (pour la version courte). Le plus bluffant dans cette entreprise n'est pas forcément le discours, passant en revue théories sur théories ce qui le rend d'ambler hermétique à tout un cercle de personnes pas bien patientes face à ces images majoritairement fixes, très blanches, souvent silencieuses et dans le meilleur des cas accompagnées d'un fond sonore oscillant entre les influences d'un Takemitsu Toru ou du bon vieux rock des sixties. C'est original et chaque apparition de la musique apporte son petit effet planant. Non, le plus radical dans Eros + Massacre c'est sans conteste sa plastique déroutante : des images à la propreté clinique, tantôt épurées à l'extrême ou richement chargées en verdure comme un bon vieux jidaigeki à l'ancienne. Le filmage de Yoshida est aussi très exigeant, chaque plan proposant une idée de mise en scène, une idée de mise en forme même. L'introduction façon interrogatoire est plongée dans un noir profond, laissant apparaître le visage terrorisé d'une femme éclairée au projecteur non sans rappeler par moment La Marque du Tueur d'un Suzuki au meilleur de sa forme dans sa veine noire, sauf qu'ici le cadre est encore plus complexe, pas encore totalement au niveau d'un Coup d'Etat réalisé quatre ans plus tard et qui confirmera définitivement Yoshida au rang de grand expérimentateur d'images, mais le style s'avère suffisamment recherché pour affirmer que Yoshida débute ici réellement sa recherche d'expression formelle alliée à un discours politique et social engagé. L'un des propos forts du film est sa parabole sur la liberté sexuelle, la recherche du corps et de ses contraintes, tout tournant autour d'un cercle amoureux impliquant près de dix personnes (que l'on retrouvera alignées face à la caméra en toute fin de métrage) dans un tourbillon d'anarchisme sulfureux, non sans dégâts évidemment donnant ainsi au film un parfum de tragédie. Autre idée intéressante, l'intrigue en parallèle impliquant les deux cinéastes en herbe, prenant semble t-il beaucoup de plaisir à s'imaginer la corde au cou : l'idée du film dans le film, rayon "Nouvelle Vague nippone" avait été abordé la même année non sans un certain brio chez Oshima avec le très étrange The Man Who Left His Will on Film, sauf qu'ici le thème est davantage expérimental et l'idée sous-jacente de suicide avec les bobines d'un film fait froid dans le dos, tout en étant une symbolique très forte.
D'un autre côté, Eros + Massacre est tellement difficile d'accès qu'il faudra s'armer de patience et de courage pour affronter ce moment de cinéma distinct et distant, biscornu tout en étant universel dans les thèmes qu'il aborde. Mais cette approche très singulière d'un tel sujet risque d'ennuyer, car en dépit de ses qualités esthétiques assez formidables, Eros + Massacre est un film bavard, théorique et presque intellectuel, là où un Diary of a Shinjuku Thief ou The Man Who Left His Will on Film peuvent paraître plus fun, plus ludiques dans la peinture d'une société nippone en proie au doute. Yoshida se laisse sans doute trop aller dans des discussions très abstraites et philosophiques des protagonistes qu'il dépeint avec un certain sens de la destruction morale et physique. Mais le mieux est de se faire une propre opinion sur le film en allant dans l'unique salle de projection en France (Paris) ou de se ruer sur le coffret édité par Carlotta.