Aimer ce film, c’est un peu une question de principe. D’abord, fêter les retrouvailles : Aoyama-Miyazaki après leur révélation conjointe Eureka et Aoyama-Asano après l’inédit Helpless en 1996. Depuis, le premier est devenu un cinéaste dandy rock capable de purs coups de génie et l’autre l’acteur le plus musicien, ingénieur du son (Café Lumière), classieux et pince sans rire du cinéma japonais. Ensuite, saluer un pitch de fumeurs de moquette : un groupe de musique noise expérimentale va sauver le monde infesté par le syndrome du lemming qui pousse tout le monde à se suicider. Enfin, applaudir le titre tout aussi invendable qui enrobe le tout, que l’on prononcera « Eli Eli machin truc » à l’avenir. Mais surtout, passé ces postulats, oublions les scories qui font que Aoyama ne sera jamais un maître pour ne retenir que le plus beau.
Par exemple, il fait encore partie de ces cinéastes qui filment une minute le jour qui se lève sur le visage d’une jeune fille endormie. Ou le sourire qui naît péniblement sur la bouche de l’ours Tadanobu Asano. La première et la dernière demi-heure sont somptueuses. Aoyama cherche à filmer le son qui passe dans l’air et entre les plans de son film et parfois on peut admettre qu’il y arrive. Entendre le son, c’est une affaire de technique (pas de souci, le film est une joie pour les oreilles), le filmer c’est un des plus grands écueils du cinéma, coincé entre le clip, la captation de concert et le documentaire musical. Aoyama fait du son un personnage : il le regarde grandir, courir, se calmer, s’énerver. Et il offre à Tadanobu Asano une carte blanche de 20 minutes aux deux tiers du film pour célébrer une réunion quasi familiale (toujours la grande affaire du cinéma japonais) entre son personnage de grand frère idéal, celui de l’ado pure et dépressive et le papa son qui va protéger le monde. C’est peut dire que Aoyama réussit parfois à sublimer les poncifs.
Donc, pendant 20 minutes, Asano joue et le film s’envole. Extase de pur cinéma, de montage en liberté, de frontières abolies. Ecrin aussi construit autour d’un des plus beaux visages du monde, celui d’Aoi Miyazaki. Elle apparaît dans le film comme la 8ème merveille du monde. Fabuleux plan qui part d’un tunnel pour aboutir sur un remblai de station balnéaire, sur lequel la déesse est transportée par brancard, son visage protégé du soleil par un parapluie. Dans le cinéma japonais, la pauvre est écartelée entre niaiseries où faire la cruche (Nana, qui sort cet automne, a l’air un sommet) et films d’auteur que personne ne voit chez elle, où elle est sommée de tirer la tronche, éventuellement pendant 4 heures dans Eureka. Une fois par film, elle a le droit de pousser une mémorable gueulante, de hurler que dans cette tête si pure et encore si jeune (20 ans) c’est peut être l’enfer. Dans Eli Eli truc, Aoyama intercale un plan d’une seconde à peine sur son visage aux yeux bandés, de face, pressurisé au centre d’un maelström d’images en plan souvent extra larges, au milieu d’une étendue d’herbes vaste comme Eureka. Rien que pour ce plan et une dizaine d’autres parmi 1000, Aoyama reste un cinéaste dont on surveillera le prochain fumage de moquette.
Film de la réconciliation entre Aoyama Shinji et ses expérimentations artistiques, où le son et l’image valent mieux que d’interminables lignes de script qui filent des maux de crâne ; Eli, Eli, Lema Sabachthani? et son titre imprononçable renoue également avec le film lunaire, le trip qui ne s’explique pas et qui se vit. Aucune appréhension possible, pas même l’esquisse d’imaginer ce à quoi peut ressembler son dernier film avant un Sad Vacation risqué mais plus sage dans le fond. Depuis quelques temps, un virus s’est propagé dans le monde, obligeant les contaminés à se suicider. Cependant, deux musiciens un peu particuliers sont persuadés que leur musique axée noise peut sauver des vies, dont celle d’Hana, contaminée depuis peu. Affublés de leur masque à oxygène, les musiciens parcourent les régions du Japon, plus à l’aise lorsque amplis et guitares électriques trainent près d’eux : ils expérimentent des sons, des vibes, un remède contre ce fléau assurément. Lorsqu’un vieillard et sa petite fille croisent leur chemin au sein de la maison de Navi, femme d’un certain âge interprétée par une Okada Mariko d’une élégance remarquable, l’objectif d’une telle rencontre est la guérison de la petite.
Le plus clair du temps en apesanteur, Eli, Eli, Lema Sabachthani? exacerbe les sens du spectateur en le mettant à l’épreuve. Jusqu’au bout, Aoyama pousse le spectateur dans ses derniers retranchements en affichant un nombre sidérant de temps morts à la fois emplis d’une grâce absolue, comme l’ensemble de ces plans filmant Miyazaki Aoi à distance suffisante pour ne pas brusquer son visage béni des dieux (qui eux, ne l’ont pas abandonné), ou ceux carrément stone mettant en scène Mizui (impeccable Asano Tadanobu) et son acolyte en pleine séance de démo noise pas tout à fait audible, mais remède à bien des malheureux et expérience sensorielle aussi éprouvante que fascinante. Qu’importe ses errances, elles sont hypnotisantes, qu’importe ses audaces scénaristiques limite autistes, elles donnent au film une texture et une matière façonnables par tout le monde, seules les affinités de chacun feront la différence. La patience également. Personne ici ne pourra remettre en cause les audaces de Aoyama, tranchant dans le vif par des partis pris formels et narratifs en décalage avec le tout-venant nippon. Aoyama l’a sûrement bien compris en castant Miyazaki Aoi, et beaucoup l’ont sûrement oublié, mais la plus belle séquence n’est ni musicale, ni planante, ni purement formelle : c’est une simple rencontre au sein d’un même plan, entre Okada Mariko et Miyazaki Aoi, deux actrices qui ont marqué et qui continent de marquer le cinéma de leur regard, vecteurs de sensations et d’émotions inépuisables.
Sous ce titre obscur se cachent les dernières paroles prononcées par le Christ sur la croix : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as tu abandonné ?" Cela suffit en soi à attirer ma curiosité. Quand j'apprends que le rôle principal est incarné par Tadanobu Asano, acteur exemplaire d'un cinéma souvent décalé et avant-gardiste, là je me dis que je vais passer un excellent moment. Puis mon coeur bat la chamade en apprenant la présence de l'égérie du cinéma japonais indépendant, l'angélique Aoi Miyazaki. Oh non, Dieu ne m'a pas abandonné. Ce film m'était destiné.
Mais qui a eu cette si brillante idée de réunir ce casting de rêve derrière cette histoire semblant si démentielle ? Ni plus ni moins que le père du sublime Eureka, Shinji Aoyama, celui-là même qui permit au monde entier de découvrir cette actrice si jeune et pourtant déjà si fascinante... Aoi Miyazaki ! J'aurais bien aimé en dire autant pour Tadanobu Asano qui a aussi tourné dans l'un de ses précédents films, Helpless, mais je n'ai pas encore eu la chance de le voir.
Mais je vous arrête tout de suite. Car derrière tout cet engouement dont je fais preuve se cache une triste réalité : ce film m'étant destiné, il y a de fortes chances qu'il ne représente pas le moindre intérêt à vos yeux ! Histoire de barges, musique de barges et acteurs fêtiches : voilà ma sainte trinité.
Shinji Aoyama, même s'il fait un peu trainer son film en longueur, aura réussi à montrer le son en images par l'intermédiaire d'un Asano en capteur de sons de l'extrême (rappelons que c'est Asano qui a lui-même joué toutes les parties sonores expérimentales). Voir Asano déborder d'inventivité pour arriver à extraire le son d'un objet ou d'un ensemble d'objets est un bonheur qui ravira tous les amateurs de musiques expérimentales. Aoi Miyazaki à l'opposé, apparaîtra pour la première fois à l'écran telle une pierre précieuse fragile et parfaite. L'Ordre (Miyazaki) qui s'oppose au Chaos (Asano). Ce même chaos représentera pourtant le seul espoir de rétablir l'ordre et ainsi d'harmoniser la force de ce monde (Non non, on n'est pas dans Star Wars, je vous rassure).
"Le monde est saturé de sons !" Réplique emblématique de RahXephon, anime culte à l'histoire incroyable (des sons pour accorder et synchroniser le monde) pourrait aussi convenir à ma tentative de description du film. Le chaos sonore comme ultime remède contre le virus du suicide ? Une hystérie saturée de watts, une vague déferlante de bruits orchestrée par un Tadanobu Asano possédé, se lâchant comme rarement on aura pu le voir à part peut-être dans le cyberpunk sous adrénaline Electric Dragon 80000V, où déjà il triturait de manière viscéralement orgasmique sa guitare.
Asano, lui, figure quasi mystique de la dépression sur pellicule, comme guérisseur du mal être viral des gens ? Asano en ange gardien, sauveur de cette autre icône cinématographique du malaise et de la solitude, la déesse au visage pur et triste répondant au doux nom d'Aoi Miyazaki ? Mais les mots me manquent pour exprimer l'émotion que cette seule idée procure en moi ! Cette scène si fabuleuse où Aoi Miyazaki les yeux bandés, au centre sur sa "table d'opération", une vaste prairie, entourée par quatre enceintes de plusieurs milliers de watts, reçoit des mains du chirurgien sonore Tadanobu Asano, en transe, cette avalanche de saturations salvatrices allant jusqu'à déformer l'image, constitue l'une des scènes les plus puissantes (dans tous les sens du terme) que j'aie pu voir dans un film. Pour une seule scène comme celle-là, je serais prêt à endurer des centaines d'heures de tous les pires navets de la création.
La note que je lui ai mise ne signifie rien. Il pourrait avoir tous les défauts du monde, dans mon coeur il mérite la note maximale. Eli, Eli, Lema Sabachtani? est le film que j'attendais.
D'ailleurs, Eli n'est pas un film. Eli n'est que folie pure. Je vous l'avais bien dit qu'il m'était destiné.
Aoyama Shinji, cinéaste aussi vite adulé qu'oublié par la critique, est encore capable de coups d'éclats, comme cet "Eli, Eli, Lema Sabachthani", film précieux et d'un riche apport sensoriel, sans se vouloir immense dans sa durée.
Le pitch d'anticipation grotesque fait penser à du Tsai Ming-Liang ; la mise en scène, à du sous-Tarkovski. Dans "Eli, Eli, Lema Sabachthani", tout est précis, calibré au millimètre (éclairages, mouvements d'appareil, cadrages), jusqu'à ce que l'ensemble trop arty soit mis en branIe, déstabilisé par Asano Tadanobu, dans une catharsis folle, un périlleux exercice musical (?) et cinématographique - combinaison de figures de style (ralentis/accélérés, flashbacks, etc) aujourd'hui désaffectées - dont l'intensité et le lyrisme enchantent les sens.