Emouvant et douloureux...
On dit que les grands réalisateurs tournent sans cesse le même film, et c’est sans conteste le cas de Kurosawa. Cette version n’est peut-être pas la meilleure de sa carrière, mais elle contient tous les éléments récurrents à son œuvre. Kurosawa esquisse en effet à chaque fois le portrait d’un homme bon, généreux, humain et sensible, qui n’est pas forcément gâté par la vie. Pas étonnant alors qu’il s’incarne cette fois-ci sous les traits d’un médecin au lendemain de la guerre (cette période de l’histoire du Japon lui plaît particulièrement puisqu’il peut traiter des conséquences profondes et tragiques d’un conflit sur la population), comme pour et Barberousse.
Le grand cinéaste japonais a choisi une histoire particulièrement bouleversante et symbolique : un médecin est contaminé par la syphilis lors de l’opération à mains nues d’un blessé lors de la guerre 39-45. Cette maladie n’est pas mortelle, mais elle met plusieurs années à guérir à force d’injections d’anticorps. Paradoxalement, la guerre de cet homme va commencer quand celle du reste du monde s’achève, en 1945, une guerre silencieuse contre lui-même et indirectement contre son entourage qu’il tient à distance respectable pour ne pas leur avouer son mal. Son combat sera d’autant plus dur à supporter qu’il doit renoncer à sa promise pour ne pas compromettre son avenir, et que le malade qui l’a contaminé s’avère être une sacrée crapule… Cela occasionne, on l’imagine, des scènes très intenses comme l’explosion de colère du médecin devant son infirmière évacuant du même coup toute la rage enfouie en lui depuis des années, formidablement jouée par un Toshiro Mifune à fleur de peau.
L’action se concentre dans un petit hôpital et sur une poignée de personnages, ce qui rend le film intense et presque étouffant. Devant tant de douleur contenue, on ne peut que plaindre ce personnage si attachant et lui souhaiter qu’enfin il connaisse le bonheur. Et même si une lueur d’espoir éclaire faiblement son futur dans l’épilogue, mieux vaut s’abstenir de regarder ce drame intimiste si l’on est dépressif chronique (à moins qu’on se console en se disant qu’il y a plus malheureux que soi !). Pour les autres, la vision du Duel Silencieux vaut le coup d’œil, d’autant plus qu’il est assez méconnu, mais ne vous attendez pas à attraper le fou rire...
(Pas très) Grand Silence
Tourné entre ce que Kurosawa considérait comme son vrai premier film (l'Ange Ivre) et une autre réussite majeure (Chien Enragé), le Duel Silencieux est bien moins abouti que ces deux-là. On y retrouve le tandem Mifune/Shimura mais on est loin de la parfaite alchimie des deux acteurs de son film précédent. La scène d'ouverture commençant par des gros plans d'extérieur sous la pluie porteurs de dramatisation avant de continuer sur l'opération qui scellera le destin de Kyoji confirme le talent déjà présent du cinéaste pour les scènes d'ouverture propulsant le spectateur dans le vif du sujet. La suite sera beaucoup plus inégale, Kurosawa la considérant meme comme ratée. Les dialogues expriment l'humanisme kurosawaien et son propos sur le Japon de l'immédiat après-guerre de façon souvent lourde. Et surtout cette suite manque la plupart du temps de la puissance dramatique de la scène d'ouverture. Sa force, le film la trouve de façon épisodique au travers de l'histoire d'amour impossible entre Kyoji et celle qu'il désire. Kurosawa s'aventurant alors sur un terrain mélodramatique, il annonce alors l'intensité émotionnelle qui portera l'Idiot d'un bout à l'autre. Les retrouvailles entre Kyoji et l'etre aimé sont ainsi des plus touchantes. Et lorsque Kyoji met des mots sur ses frustrations et ses tourments dans une longue séquence la superbe prestation très chargée dramatiquement de Mifune offre au film un autre moment de grace. Ces quelques beaux moments de cinéma ne font néanmoins pas oublier l'impression que les grands thèmes du film ont été bien mieux déclinés par Kurosawa dans d'autres oeuvres.
Malade malgré lui
A bout de souffle, Mifune Toshiro endosse pourtant le rôle d'un médecin courageux et humaniste dans ce Duel silencieux, peut-être la troisième grande réussite du sensei après La Légende du Grand Judo et L'ange ivre. Personnage rongé par la maladie des suites d'une opération sans grosses précautions sur un blessé de guerre, il ne cessera de cacher son malaise, son secret, pour ne pas paraître faible aux yeux de ses proches (son père interprété par Shimura Takeshi, et la femme qu'il aime) tout en évitant de leur saper le moral. Kurosawa insiste d'ailleurs énormément sur les répercutions de ce "secret" logiquement dévoilé (des doses de sérum disparaissant comme par magie) et trouve alors en Kyoji un personnage incapable de capter la moindre émotion émanant d'une autre personne (une femme l'aime et ne comprend pas pourquoi ce dernier s'obstine à refuser ses avances), bien qu'il se révèle être un grand humaniste, paradoxalement. L'enjeu pour Kurosawa n'est pas de pointer les désastres de la guerre puisqu'il s'en est déjà occupé un an avant avec L'ange ivre, mais plutôt de montrer l'acharnement et l'obstination d'un médecin qui sait que pertinemment ses jours sont comptés. Qu'importe, il faut avancer et ne pas s'abaisser à la maladie, un discours que l'on entendra plus d'une fois chez Kurosawa (notamment dans Vivre) et qui plus est parfaitement affirmé par un Mifune impérial, quoi qu'un peu cabotin notamment lorsqu'il se confie à son amie dans une pièce de l'hôpital.
Beaucoup reprochent au Duel silencieux d'être un Kurosawa mineur, notamment parce qu'il n'approfondit pas assez le thème du combat contre la maladie et que finalement, le film n'aboutit pas à un résultat très concluant. Pourtant à y regarder de plus près, le combat de Kyoji n'est pas forcément un combat personnel (il affronte la maladie uniquement par le biais des traitements) mais bien une tentative espérée/désespérée de ne pas casser ce qui allait bien autour de lui jusque là. Tout le cinéma de Kurosawa est là, à petite dose, mais bien là. Le thème se verra par la suite traité de manière bien plus convaincante avec Barberousse, sommet du film humaniste, car les moyens seront plus grands et les ambitions décuplées (trois ans de tournage) tandis que Le Duel silencieux quant à lui ne s'aventure pas outre ses frontières, celles d'un hôpital. Le cadre paraît donc trop fermé, froid, et ce ne sont pas les quelques balades (sorties tout droit d'un Ozu mélodramatique) entre Mifune et la femme qui l'aime qui nous feront dire le contraire. Pourtant, le film engrange un bon paquet de superbes séquences à son actif, la force des "meilleurs", des "plus grands". Le mea-culpa de Shimura Takashi, l'explication musclée entre Kyoji et son patient atteint lui aussi de la syphilis contribuent entre autre à la réussite du métrage ; la mise en scène précise, l'éclairage inquiétant et l'interprétation se chargeant du reste, comme tout classique de Kurosawa. Etrangement méconnu.
L'hôpital et ses fantômes
Second volet de qui donnera une trilogie involontaire sur le corps médical, après son précédent "Ange Ivre" et son - bien plus - futur "Barberousse".
Adapté d'une médiocre pièce de théâtre, le sujet flirte dangereusement avec le pur mélodrame gratuit. Le talent de Kurosawa réussit à garder un fragile équilibre en réussissant à rendre le tragique destin du médecin contaminé et son combat intérieur très humble.
L'ouverture du film est magnifique, le sujet rapidement posé, le personnage du médecin - malgré sa @!#$ d'opérer sans gant et avec une plaie - parfaitement esquissé. La suite est effectivement moins réussie. Pour l'histoire, Kurosawa avait eu une vision autrement plus pessimiste, en rendant le personnage du médecin fou, au lieu du responsable de al contamination. Propice à donner une tournure autrement plus dramatique et sauvage, peut-être également plus proche d'une vérité réaliste, le réalisateur dût s'incliner devant la pression des studios de la Shochiku à tourner la présente fin moralisatrice et optimiste. Il ne peut mener à bien son combat, étant dans la nécessité de tourner pour s'acquitter de quelques dettes et après 195 jours de grève de la Toho...
En l'état, reste un film généreux, réunissant les plus grandes thématiques favoris de la part de son cinéaste, mêlant subtilement drame à l'humour (le personnage du petit garçon) et aux personnages attachants; ne reste plus qu'à rêver à la véritable version donnée, si jamais le réalisateur en avait eu l'occasion...