Pierre angulaire du thriller nippon
En 1963 il y avait Entre le ciel et l’enfer de Kurosawa Akira. En 1964 il y a Le Détroit de la faim de Uchida Tomu, celui dont on parle le moins en Occident. Autant dire deux années extrêmement fastes pour le thriller japonais fiévreux au discours social ahurissant, à la beauté plastique et aux émotions intenses. Parce que Le Détroit de la faim est un chef d’œuvre du cinéma mondial et du cinéma japonais qui arrive pourtant à une période des transitions stylistiques, on pensera notamment, la même année, à la sortie de La Femme des sables de Teshigahara Hiroshi ou aux essais de Terayama Shuji. Mais quelques irréductibles se dressent encore fièrement, certains pour la couleur, d’autres pour faire valoir leurs très grandes qualités de cinéaste classique au sens le plus noble : Uchida écrivait alors l’une des plus belles pages du cinéma japonais et du thriller fiévreux.
Sur près de trois heures de quête, car on ne parle même plus de recherche mais bien de quête (un flic malade passera dix ans à retrouver le suspect numéro 1 de deux homicides, Inugai, et ce même Inugai une condition), Uchida aura démontré combien sa maîtrise du genre excelle une nouvelle fois, cette fois-ci inscrit dans une époque plus contemporaine, politiquement importante : le Japon se relevait de la guerre, comment allait-on s’en sortir ? Divisé en trois parties distinctes, le film a des ampleurs de roman classique. Urgence de la situation, nécessitée de la survie et de la reconstruction, quête d’un idéal de vie ou d’une forme de rédemption, sécheresse sociale (présence des yakuzas, fin de la prostitution légale…), et autour de tout cela, une pure enquête policière remarquable, haletante, pleine de fièvre, et une prostituée à la voix éraillée, tyrannisée entre son envie de survivre, de réussir(dans le but d’aider sa famille, tout à son honneur donc), et de retrouver l’homme qui lui a apporté ce courage. Homme qui n’est autre que le suspect recherché. En mêlant donc adroitement discours social, histoire d’amour proche de la folie (la première rencontre entre la prostituée et Inugai, sous un orage, a quelque chose de surréaliste) et grande enquête policière (la dernière partie avec Takakura Ken et Fujita Susumu en inspecteurs astucieux est une merveille de tension et de grands jeux d’acteurs), Uchida aura délivré 3 heures intenses, ciselées, où rien n’est de trop. Tout a été parfaitement déjà dit au-dessus, que dire de plus.
Sous les vagues l'enfer...
Avis avec SPOILERS
Souvent classé au Japon parmi les 10 plus beaux films japonais de tous les temps, Le Détroit de la faim est à la hauteur de sa réputation. Et c'est ce qui fait que le spectateur de la séance unique de la Maison du Japon est prêt à supporter de nombreuses interruptions de projection pour cause de master défectueux. Car au bout se trouve la claque monumentale.
Tout d'abord, le Détroit de la faim, c'est le détroit séparant Hokkaido d'Honshu montré à coups de plans hypnotiques au début du film comme décor idéal pour des personnages au destin tragique. La longueur va ensuite permettre à un récit à la forte teneur romanesque de se déployer. Le début du film décrit la fuite d'un trio d'assassins avec un souffle épique rivalisant avec le Renoir de la Grande Illusion et leur périple maritime avec une intensité proche de Remorques de Grémillon. Vient ensuite une traque policière sur le modèle de Chien Enragé (le détective évoque d'ailleurs par son physique et son fatalisme le personnage de Shimura Takashi dans le classique de Kurosawa). Au cours de la fuite, le tueur et une prostituée vont apprendre à se découvrir.
Mais lorsque leurs destinées se séparent, le film s'offre une belle digression narrative: il va raconter le départ de cette prostituée vers Tokyo pour essayer de se sortir de la misère pendant près d'une heure. Et cet intermède prend d'autant plus de valeur lorsque par l'intermédiaire d'une photo dans le journal le fuyard devenu brillant chef d'entreprise au cours de la décennie durant laquelle elle ne l'a pas vu réapparaît: Uchida aura pris le parti de ne pas raconter l'ascension d'un réprouvé depuis reconverti avec succès dans la légalité et ayant réussi à s'élever socialement grâce à de l'argent volé mais de s'attarder sur la vie de celle qui a du à chaque fois courber l'échine pour survivre (elle n'a même pas de ticket de rationnement et est obligée de se mettre quasiment à genoux pour obtenir un travail). La dureté de ses conditions de travail, la pression permanente du monde des yakuzas, la violence qui l'entoure quotidiennement de ce fait sont montrées avec un réalisme cru.
Dès lors, le film se concentrera sur un des thèmes fétiches d'Uchida: les personnages prisonniers de leur passé. Si le fuyard rangé tue son ancienne compagne, c'est parce qu'elle représente un passé qu'il voudrait oublier: l'origine douteuse de son ascension, son passé de voyou. Elle est d'ailleurs filmée comme un fantôme japonais lors de la première rencontre (la photographie est alors suréclairée) comme si elle était déjà destinée à hanter pour toujours l'esprit du fuyard. A l'opposé, cette dernière n'a pas oublié et est restée amoureuse de lui durant une décennie. L'enquete policière consécutive au second crime mettra en évidence un homme engendré par le contexte de l'immédiat après-guerre: né dans la pire des misères, l'envie de la quitter et l'instinct de survie ont primé chez lui dans une période où les repères moraux vacillaient. Ce type de personnage fait écho au cinéma de Fukasaku et à sa description du miracle économique japonais comme enfant des guerres des gangs et du marché noir de l'après-45.
Le seul à comprendre ses motivations est le polcier qui le recherchait dix ans auparavant avec obstination. Ce dernier aura d'ailleurs conservé dix ans des cendres d'une des victimes de l'ancien fuyard. Et même repris du service dix ans après pour essayer de mettre un terme à une enquête qui l'a obsédé contre l'avis de ses enfants qui voudraient qu'il utilise son argent autrement que pour payer des frais de transport et d'enquete alors qu'ils ont du mal à se nourrir. De même, la prostituée aura conservé pendant dix ans un ongle du fuyard qu'elle aura aimé, ongle qui va jouer le même role de fatalité du destin s'abbattant sur lui que le sabre pour le héros de Meurtre à Yoshiwara.
Mais cette idée du passé comme prison explosera dans la fin du film: enfin confondu, le fuyard demandera à aller à Hokkaido car "Hokkaido sait tout de lui". Car Hokkaido connait sa misère et Hokkaido connait aussi la générosité dont il a fait preuve à l'égard de sa famille, de celle de ses victimes (il a demandé leur réhabilitation) et des gens de son village pour essayer d'effacer la trace indélébile de ses fautes passées. Le film va pouvoir alors s'achever tragiquement là où il avait commencé, c'est à dire dans les flots. La mise en scène du film est sans fioritures et correspond bien à ce polar/radiographie de l'état d'une société. Dans les scènes d'intérieur, on retrouve le sens de la profondeur de champ et la théatralité des cadrages d'Uchida. Rentaro Mikuni et Takakura Ken sont excellents comme à l'habitude. Les scène de face à face police/fuyard de le fin ont l'intensité psychologique des meilleurs films noirs (le fuyard essayant de jouer sur l'émotion de ses interlocuteurs et y arrivant presque). Et quand dans le final la caméra se recule très lentement pour dévoiler l'étendue des eaux troubles du détroit, c'est une certaine mélancolie mélée à la sensation d'avoir assisté à un des sommets du cinéma japonais et du cinéma tout court qui envahit le spectateur.
Il faut remercier la Maison de la Culture du Japon de faire l'effort de dénicher de tels films n'ayant pas à rougir de la comparaison avec le meilleur des grands cinéastes de l'âge d'or. Kurosawa, Mizoguchi, Ozu et Naruse étaient des arbres monumentaux cachant une belle forêt. Uchida peut désormais prendre sa place à leurs cotés.
S'extraire du chaos et s'accomplir...
Une oeuvre d'une richesse inépuisable sur les conséquences tragiques à long terme de la guerre : misère, instinct de survie, vols, meurtres, trahisons, loi du plus fort. Au milieu de ce chaos, une police dépassée par les évènements qui fait tout son possible sans obtenir en retour les fruits de ses efforts. D'une ampleur épique, avec quelques passages inoubliables : le flic d'Hokkaido face à la mer qui construit patiemment dans son esprit le scénario qu'a suivi le meurtrier, la trace du bateau sur l'eau symbolisant un axe du temps profondément mélancolique,... Pour le reste, Ordell a tout dit.
Le juge et l'assassin
Une réussite très impressionnante, qui rappelle fortement les grands films policiers et moraux de Kurosawa (les salauds dorment en paix ou Entre le ciel et l'enfer notamment). Les traits sont cependant distincts : le héros de Uchida est une brute, sans conscience morale et apparemment sans remords (encore que, la scène finale...). En revanche, comme Kurosawa, Uchida alterne admirablement l'épique voire le dantesque (admirable reconstitution du typhon et du chaos qu'il engendre entre Hokkaïdo et Honshu) avec la miniature et le huis clos (les très impressionnants interrogatoires de la fin). L'interprétation est de premier ordre.
Impressionnant dans sa première partie, mais légèrement décevant dans la deuxième
La première partie du film est géniale, et à bien des égards. Débutant comme une cavale dans une nature en furie, elle se prolonge dans un portrait cinglant du Japon de l'immédiat après-guerre. A ce stade l'enquête proprement dite est laissée en retrait. Dans sa première moitié, le film est d'une puissance incroyable, réellement hallucinante.
Ensuite la partie investigation prend le pas sur le récit et ce tableau violent comme un taifun s'appaise pour s'achever dans les eaux calmée du détroit. Ici je ne peux pas m'empêcher de penser que le film perd en intensité: on a une petite impression de descente de produit, ou alors la torpeur après l'orgasme. On se retrouve ici dans un cadre plus traditionnel de polar. Si le film gagne en profondeur psychologique il perd intensité dramatique pure. On reste dans du très haut niveau mais la déception peut être réelle (elle le fut pour moi).
Pour sa première moitié certainement, le Détroit de la faim est un incontournable, d'une intensité formidable. La deuxième partie, si elle m'emballe moins absolument ne démérite pas du tout et permet au film de rester un chef-d'oeuvre indiscutable sur la longueur.
La vérité gît dans les cendres
Superbe fresque criminelle par un auteur méconnu du cinéma classique japonais. Il y a dans ce film de près de trois heures une force dramatique qui n'a d'égal que celle de certains exercices de Kurosawa dans le genre comme
Entre le Ciel et l'Enfer,
où l'enquête policière prenait de semblables allures de cauchemar éveillé. Uchida pousse même le concept encore plus loin avec une narration judicieusement éclatée, elliptique, qui s'étend sur dix ans et opère d'incessants allers-retours dans le passé, brouillant les pistes les plus évidentes sans jamais nous éloigner des personnages. Le souffle épique opposé au plus profond intimisme, la qualité romanesque et la portée sociale à l'unisson, l'esthétique quasi documentaire de certaines scènes (celles du bordel ou des flics en plein travail) et la folie psychédélique d'autres (les meurtres, les flashbacks imaginés par l'inspecteur Yumisaka), la caméra virtuose d'Hanjiro Nakazawa (admirable scope tantôt porté, tantôt à la grue), la lente régression du tempo (des dix premières minutes menées tambour battant au fastidieux interrogatoire final d'Inukai), autant de caractéristiques qui font du
Détroit de la Faim une œuvre à la fois audacieuse et captivante, exigeante et populaire, d'une incroyable modernité et du plus beau des classicismes. À voir et revoir sans hésiter.
Ongle de vue
En recevant le feu vert par les studios de la Toei de pouvoir adapter l'ambitieux roman de MINAKAMI Tsutomu, UCHIDA peut finalement concrétiser l'un de ses rêves d'aborder franchement les conséquences de l'immédiat après-guerre. Puisant une très large influence de l'immense succès du précédent "Entre ciel et l'enfer" d'Akira KUROSAWA (et - dans une moindre mesure - du "Chien enragé" du même cinéaste), il poursuit ses thématiques toujours récurrents, mais dans un cadre plus contemporain : personnages rattrapés par leur destin, protagonistes esseulés, différences sociales, oppression des instances en place, déchaînement des éléments naturels métaphoriques de l'état d'âme des personnages (thème commun avec - là encore - KUROSAWA)...
Faisant une nouvelle fi de la prétendue règle essentielle cinématographique, comme quoi toute histoire doit de s'attacher à un unique personnage, la complexe intrigue suit tout d'abord trois malfrats, avant de ne se focaliser que sur l'unique survivant, avant de dépeindre la vie d'une prostituée avant de basculer sur l'enquête policière et de revenir à des protagonistes du début de l'histoire. La boucle est ainsi bouclée, le passé rattrape toujours les destins des personnages.
Ce procédé particulier ne gène pourtant nullement, tous les personnages étaient parfaitement définis et - par conséquent - assimilés par l'audience; procédé déjà exploré dans de nombreuses oeuvres du cinéaste, tels que "Le Mont Fuji et la lance ensanglantée", la trilogie du "Col du Grand Bouddha" et - dans une moindre mesure - dans la série des "Miyamoto Musashi" toujours en cours du tournage à la finition du présent film.
La mise en scène bénéficie d'un étonnant dynamisme (tournage en 16 mm, permettant une caméra plus mobile; des expérimentations au niveau de l'image et du son), prouvant que le "vétéran" n'a encore rien perdu de sa fougue et de son inventivité face au talent des jeunes créateurs de "La Nouvelle Vague".
Une magistrale leçon de cinéma.