Véritable hymne à l'abnégation et à l'effort suprême, La Chanteuse de Pansori est une magnifique parabole sur le travail et la famille, peinture de condition de vie d'un père et de ses deux enfants obligés de travailler le Sori pour subvenir aux besoins vitaux, au-delà de tout autre tâche (école, distraction) plus en adéquation avec la société qui se modernise. Le récit de Im Kwon-Taek se situe d'ailleurs sur plusieurs époques sans pour autant être traité de manière chronologique du fait de nombreux flash-back / flash-forward particulièrement précieux quant à la bonne compréhension. Inutile de dire que la partie relatant l'enfance de Song Hwa est admirable. Admirable de pureté et d'interprétation courageuse, imposante de la part d'une gamine "dressée" comme dans un cirque par son père tyrannique. S'en suit la partie sur l'adolescence de Song Hwa et son frère tout aussi admirable, le portrait trouve des couleurs à la fois gaies (les représentations de Sori) et sombres (l'obligation de cérémonie du thé, la rébellion de Dong-Ho...) mais fait exploser le superbe travail d'Im Kwon-Taek dans le mélodrame touchant notamment lors du parcours de la famille dans les montagnes (dont un superbe et délicat plan fixe de 5mn) et surtout, lors de la fuite de Dong-Ho sous l'exceptionnelle et rarissime musique de Kim Soo-Chul. Une séquence poignante remettant en cause les traditions familiales trop strictes d'un père qui dépasse les bornes justement (injustement?) pour le bien des siens.
Cette recherche de la perfection de l'art (le Sori) se retrouve aussi dans le travail d'Im Kwon-Taek. Et si sa mise en scène ne néglige jamais le cadre, d'où une contemplation parfois forte mais jamais gratuite ou assujettie à la pose. Tout trouve sa justification puisque le Sori demeure l'art même de la discipline, et Im Kwon-Taek est discipliné. Il ne tombe jamais dans la dénonciation facile des traditions et valeurs, car même si le personnage de Yu-Bong peut heurter, il ne demeure que le maillon fort de la réussite intrinsèque de sa fille. Elle peut-être fière du travail accomplit jusque là malgré les innombrables douleurs (dont un empoisonnement volontaire pour la rendre aveugle et ainsi rattacher le maillon qui la lie à son père définitivement) aussi bien physiques que morales. Mais ce travail n'est pas vain, car La Chanteuse de Pansori est une oeuvre sur la recherche, la recherche d'un proche (Song Hwa), et si elle s'avère longue et pénible, elle aboutira à une satisfaction pleine : celle de retrouver un membre de sa famille par le chant, dans une ultime séquence admirable. Définitivement, Im Kwon-Taek nous fait passer près de deux heures d'enchantement. Un art (le Sori), une musique, une souffrance que l'on n'oubliera pas.
Cette adaptation de la nouvelle de Lee Cheon-Jun s'avère être bien menée sur bien des points, même si elle ne retransmet pas toute la profondeur de l'histoire originale. Seopyonje raconte l'histoire d'un jeune homme à la recherche de sa soeur, une chanteuse de Pansori, et apprend grâce à une autre chanteuse, ce qui est arrivé depuis qu'il l'a quittée. La nouvelle ne prend en compte que le dialogue entre le jeune homme et la chanteuse qui raconte l'histoire, et aborde des thèmes important concernant le pansori et son utilisation en Corée. Dans le film, on note que Im Kwon-Taek a choisi d'ajouter du fil derrière l'histoire afin, tout d'abord, de faire un film assez long pour qu'on puisse rentrer dedans, mais aussi pour ajouter quelques détails sur certains thèmes. En effet, il va jusqu'au bout du discours de l'écrivain en montrant la soeur chanteuse arriver au point culminant de l'art, surpassant ainsi son père. Cependant, il est dommage de constater que le pansori est lui même peu développé ; quelques traits transparaissent par les exercices que pratique la jeune fille pour acquérir une bonne voix mais à aucun moment on ne se rend compte du principe de ce chant permettant à certains de chanter pendant 8 heures d'affilée sans pause et sans fatigue.
L'autre point bizarre de l'adapation est le fait qu'elle est très difficile à situer dans le temps ; on peut vaguement se rendre compte que cela doit se passer dans les années 50/60 mais rien n'est bien précis. Donc on ne saisi pas toujours pourquoi cet art classique coréen est voue à disparaître, d'après les protagonistes. En outre, la jeune fille qui joue la soeur, la chanteuse, est vraiment exceptionnel, alors que le garcon n'est pas tout le temps très crédible. Cependant, le très bon point de ce film est qu'il n'est jamais ennuyeux ; contrairement à Chiwaseon qui intègre de nombreuses longueurs, Seopyonje est prenant du début à la fin.
La Chanteuse de Pansori vaut bien mieux que le brouillon de Chunhyang qu'un oeil distrait pourrait y voir. Car, s'il ne possède pas l'originalité narrative forte de ce dernier (on est ici dans une narration en flash backs classique et non dans une mise en abyme), le film est tout aussi poignant et a ses qualités propres qui en font une des grandes réussites du cinéma asiatique contemporain. Une des originalités du film est l'époque dans laquelle se situe le récit de la vie de la chanteuse: il s'agit des années 50, période de lutte entre les traditions coréennes et les influences chinoises et japonaises qui commencent à percer à cette époque. Face à cette invasion, la pose du maitre de pansori (sorte d'équivalent du blues à l'échelle sud-ouest coréenne) Yu Bong est celle de l'artiste se souciant peu du matériel, du gain financier de son métier et obsédé par une seule quete: celle de l'expression de l'émotion pathétique au travers du chant et du rythme. Il sermonne d'ailleurs durement son fils Dong Ho pour son incapacité à exprimer ces émotions par le rythme. Cette scène d'un semon fait avec une énorme conviction par un homme saoul pourrait résumer la pose de Im Kwon Taek cinéaste: un cinéaste classique avec juste ce qu'il faut de dérèglement pour éviter l'académisme. Car il existe toujours un élément de mise en scène pour désamorcer in extremis l'impression de (superbe) peinture filmée donnée par les cadrages d'une précision extreme du cinéaste: cela peut etre un changement de point de vue (deux scènes d'apprentissage, l'une vue en plans larges, l'autre se concentrant sur les efforts de chaque élève avec des plans rapprochés sur chacun d'eux), des travellings ou un mouvement de caméra d'une extreme lenteur autour d'un personnage qui dégagent une majesté théatrale ou bien l'extreme dilatation temporelle de certains plans combinée à un superbe chant pour communiquer au spectateur la force émotionnelle du pansori, lui faire ressentir l'effort d'expression de l'émotion pathétique. Les chants du film dégagent une intensité pure, une puissance émotionnelle qui n'a rien à envier aux plus grands classiques de la Soul. Le chant peut aussi jouer le role de commentaire de la situation vécue (lorsque les enfants assistent à une représentation théatrale, la pèce évoque leur mère morte pour avoir refusé les conventions sociales, le chant de Song Hwa lorsqu'elle est devenue aveugle).
Mais la Chanteuse de Pansori est avant tout un grand mélodrame: malgré son exclusion sociale et son statut pesant d'éternel nomade, malgré la rebellion de Dong Ho, Yu Bong refuse de bouger et d'abandonner sa quete de l'absolu. Furieux que Song Hwa ne chante plus de Pansori depuis le départ de son frère, il va la rendre aveugle. Mais Im Kwon Taek réussit par son talent de metteur en scène, son sens de la distance à ne pas susciter l'écoeurement chez le spectateur. Et finalement, les retrouvailles frère/soeur auront bien lieu au cours d'un instant dont la puissance n'a rien à envier au final de l'Intendant Sansho: leur contact sera bref et ils se reconnaitront en jouant ensemble un Pansori. La force du film est qu'alors les deux trouveront ce qu'ils attendaient depuis longtemps: etre arrivés en meme temps au terme de leur quete artistique et pouvoir jouer de concert. La quete de la note parfaite arrive à son terme. L'héritage de leur père a donc pu etre transmis et se manifester en un instant magique. En se retrouvant, ils retrouvent aussi leur famille. Le film ménage ensuite un dernier coup de théatre que je tairai.
La Chanteuse de Pansori a l'intensité d'un Negro Spiritual, la lenteur majestueuse du kabuki réunies en un chant sublimant le désespoir de ses héros. Ce beau mélodrame donne envie d'un peu plus découvrir l'oeuvre d'Im Kwon Taek, Dieu vivant du cinéma en son pays, cinéaste aussi prolifique qu'un Fukasaku (97 films sur 40 ans répertoriés par Imdb) dont la critique et les cinéphiles parlent comme s'il s'agissait de la dernière sensation asiatique.