[Pro] Log 0 - Définition
En science-fiction et ingénierie spéculative (ou exploratoire), une mégastructure est une énorme construction artificielle autosuffisante. La définition est plutôt informelle et varie selon les sources, mais exige généralement au moins que les dimensions soient dans les centaines de kilomètres. D'autres critères tels que la rigidité ou la contiguïté sont également parfois appliqués, et des ensembles de plus petites structures associées peuvent ou non être qualifiés. Les produits de l’ingénierie mégascalaire ou de l’astro-ingénierie sont des mégastructures. Les mégastructures sont également un concept architectural popularisé dans les années 60 où une ville pouvait être contenu dans un bâtiment simple, ou un nombre relativement petits de bâtiments reliés ensembles (traduction de la définition de Wikipedia).
BLAME ! : SF MANGASCALAIRE
Le dixième volume de Blame ! a mis fin à un manga de SF à la pertinence scénaristique discutée mais incontestablement marquant. Car au-delà des frustrations et incompréhensions engendrées par ses choix narratifs, l’œuvre de Nihei possède une force d’évocation qui fait sens à elle seule, même si elle n’en est pas le seul sens.
Log 1 - Conditions Initiales
Peut-être sur Terre... Peut-être dans le futur... La Mégastructure, une construction labyrinthique aux dimensions titanesques, est prise d’une incontrôlable crise de croissance cancéreuse qui semble la condamner à un cycle perpétuel de transformations chaotiques. Ses milliers de niveaux gigantesques s’imbriquent les uns avec les autres, les uns sur les autres, dans une dynamique à la logique aujourd’hui inaccessible. En son sein, dans ses entrailles, perdues dans le dédale vertical des niveaux abritant villes aux édifices cyclopéens et couloirs désertiques sans fin bordés de salles silencieuses à l’utilité oubliée, vivent et survivent des post-humanités laminées par un mystérieux virus aux effets non seulement génétiques, mais altérant également l’intégrité même de la Mégastructure à travers des dysfonctionnements profonds de son réseau d’information. L’espace virtuel nommé la Netsphere (1) est désormais devenu un lieu quasiment impénétrable à l’inviolabilité maintenue par d’impitoyables et terrifiantes entités électroniques - les « Sauvegardes » - ayant échappé à tout contrôle.
Dans ce monde désolé, allant d’une communauté esseulée à une autre dans un périple qui nous fait contempler la déliquescence d’une civilisation hautement technologique, Killy enquête. Il cherche depuis qui sait combien de temps, errant de niveau en niveau avec toujours la même ténacité, la même constance obsessionnelle surnaturelle dans sa volonté de trouver un « terminal génétique » (ndt : Net Terminal Genes dans la traduction anglaise) sain - un porteur du « gène » passeport non contaminé par le mystérieux virus - capable de rétablir la connexion avec la Netsphere. Personnage mutique au passé énigmatique avec des capacités physiques proprement inhumaines, Killy a pour seul bagage de valeur un Emetteur de Faisceau Gravitationnel, une arme à l’apparence anodine mais aux effets dévastateurs. Car en plus des implacables Sauvegardes qui font la chasse aux « contaminés » tout en interférant avec la quête de Killy, il faut également compter avec les post-humains génétiquement modifiés et cybernétisés que sont les Silicates, une nouvelle espèce ayant ses propres impératifs. Mais Killy ne se crée pas que des ennemis et lors de ses investigations, il fait aussi la rencontre de la scientifique nommée Shibo. Par nécessité et intérêt elle devient le compagnon de route de Killy...
Log 2 - Interface Graphique
Sur fond d’économie (de pénurie diraient les mauvaises langues) de dialogues la dimension graphique de Blame ! prend dès le premier tome une importance prépondérante dans la mise en place de l’ambiance. Ce sont en premier lieu les décors qui manifestent du talent de l’auteur à faire fructifier son passé d’étudiant architecte afin d’installer le lecteur dans un espace à la fois monumental et confiné. Monumental par les échelles de grandeur de la Mégastructure et par les perspectives « impossibles » de ses constructions. Confiné en raison de sa nature d’espace clos quasi désert et du caractère écrasant de ses dimensions. La Mégastructure est non seulement un endroit où toute présence humaine paraît tenir de l’exception, presque de l’anomalie, mais aussi proprement déshumanisant. Un lieu charriant une impression de claustration qui pèse lourdement sur le corps comme l’esprit. Ici on ne peut faire l’économie d’évoquer la série d’illustrations des Prisons de Giovanni Battista Piranèse (2), graveur et architecte d’origine italienne, dont l’influence transpire abondamment des planches de Blame !. Une comparaison « historique » dont Nihei n’aurait pas du tout à rougir.
Et puisque nous en sommes au chapitre des influences graphiques, autant pointer également celles, manifestes, issues de la « pop culture » contemporaine. Mêlant « allègrement » imagerie cyber et fantastique, le design des sauvegardes tout comme des Silicates évoque et invoque immédiatement le travail de Clive Barker sur Hellraiser (les Cénobites) tandis que la Mégastructure se donne régulièrement des airs de Giger avec des rendus biomécaniques. Cette double influence pleinement digérée contribue à renforcer le malaise inhérent à l’univers de Blame ! en instaurant un rapport d’attraction / répulsion faisant du manga plus qu’un objet de plaisir, un objet de fascination. Alors bien sûr on pourrait reprocher à Nihei un dessin plus « ingrat » sur les personnages au regard du travail fourni sur les décors mais paradoxalement, par contraste, l’aspect plus esquissé de ses physionomies - qui ira en s’accentuant - soutient au contraire l’impression d’immensité étouffante de son monde. Et plus, même si nous abordons là le terrain du « goût et des couleurs », car en se « facilitant » le travail graphique (à partir du milieu de la série grosso modo) par une approche moins exhaustive dans la représentation, expurgeant ses personnages de détails et adoptant un trait plus « rough », le dessin global de Nihei gagne en délié et dynamisme – ce qui est manifeste dans les scènes d’action - ce qu’il perd en précision mais aussi en... raideur. Quant à savoir pourquoi le mangaka fait évoluer son dessin dans cette direction (choix artistique conscient, facilité, lassitude ?)...
Log 3 - Structure
Si le résumé de l’intrigue proposé en début d’article a le mérite d’une relative clarté dans sa volonté de synthèse, il n’en va pas de même quand il s’agit, en pleine lecture, de dégager la cohérence des informations disséminées dans le récit. Appréhendée en « temps réel » la narration reste pour le moins cryptique, le mangaka développant son histoire sans soucis de didactisme, comme s’il n’écrivait que pour lui-même. Introduction « ad hoc » de termes et concepts SF, mutisme pathologique du personnage principal, motivations et histoires indéfinies des parties en présence et, par-dessus tout, impénétrabilité de la nature de la Mégastructure... De quoi dérouter de prime abord, de quoi stimuler la curiosité du lecteur sensible à l’ambiance du manga également. Contrairement à un Otomo Katsuhiro, pour rester dans le manga SF, à la clarté et à la fluidité narrative toute cinématographique et contrairement, dans une autre perspective, à la narration sur informationnelle et arythmique d’un Shirow Masamune, Nihei opte pour l’opacité déductive et inductive d’une narration itérative au contexte vague. Le rythme du récit, conditionné par l’espace physique - la Mégastructure et son enchaînement de niveaux - dans lequel il se déploie, emprunte bien entendu au monde du jeu vidéo (action à la Doom et progression aux airs de Dungeon RPG) dont l’auteur est adepte : après tout, « Adventure Seeker Killy in the Cyber Dungeon Quest » nous dit le titre secondaire du manga.
Pourtant, derrière cette apparente structure répétitive (à chaque niveau ses rencontres « d’autochtones », de Sauvegardes et de Silicates, un nouveau corps pour Shibo...), cyclique, circulaire, s’en profile une autre - en spirale ? - qui lui est géométriquement voisine mais ouverte malgré ses circonvolutions, qui donne sens aux déambulations de Killy au lieu de l’enfermer dans la boucle récursive à laquelle il semble condamné (et le lecteur avec lui). Un sens spatial en premier lieu puisqu’à mesure qu’avance le récit, Killy et Shibo, au-delà de l’apparente inanité de leurs tribulations, remontent les niveaux : la mégastructure est finie et hiérarchisée. Un sens temporel également en ce que l’histoire n’est pas un éternel recommencement - une boucle - mais une marche vers le futur rythmée par l’enchaînement échelonné des niveaux : la Mégastructure a donc une histoire tout comme ses personnages. Ce sont là des remarques qui paraissent sans doute « enfoncer des portes ouvertes » mais il faut croire que pour certains ce sont encore des portes dérobées... Ici se dessine la première ligne de partage dans le lectorat entre ceux susceptibles d’accrocher la narration de Nihei et ceux qui décrochent arguant d’une histoire sans substance. Car si tout le monde s’accorde à reconnaître la « touche » unique de l’univers de Blame !, chacun n’y trouve pas forcément l’envie d’aller plus loin.
Log 4 - Cryptique : qui lit Killy ?
Blame ! n’est pas une histoire grand public, c’est un fait. Nihei s’adresse avant tout aux amateurs de SF, incontestablement. Il s’adresse tout particulièrement aux aficionados des sous-genres Cyberpunk et Hard SF, ça ne fait pas un pli. Des lecteurs habitués, à travers la lecture de romans, au « babillage » technologique souvent abscons pour le grand public. Mais y compris parmi ce lectorat « spécialisé », les aventures de Killy ne font pas l’unanimité. En cause, pour faire lapidaire, le choix d’un système narratif qui à chaque étape pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Réponses elles-mêmes pas évidentes à extraire du récit car supposant une lecture active, obligeant régulièrement à extrapoler en fonctions des évènements, avec toute la marge d’incertitude que cela implique. Les discussions et théories fleuries en abondance sur le net en témoignent. En ce sens l’univers de Blame ! est ouvert contrairement, pour en revenir au « pape » du manga cyberpunk, aux univers de Shirow (Appleseed, Ghost in the Shell) qui d’une certaine façon « verrouille » ses récits par sa propension à tout expliquer. Là où la lecture de Shirow s’articule autour de ses « éclaircissements » (trop nombreux au goût de ses détracteurs) quant à son monde, chez Nihei ce sont les zones d’ombre (trop nombreuses aux yeux de ses détracteurs) qui stimulent la lecture.
Avec ce parti pris on ne s’étonnera pas que le dernier volume du manga soit aussi énigmatique que le dernier quart d’heure du 2001 l’Odyssée de l’Espace de Kubrick. Aucune certitude n’est donné au lecteur : des pistes sont suggérées, des indices disséminés, des actions effectuées, très peu d’explications sont délivrées. En ne se fendant pas d’une conclusion en forme de « point final » à l’histoire, Nihei, s’il reste cohérent avec l’ensemble de sa démarche, ne peut que décevoir la frange de ceux qui espéraient un dénouement résolvant les nombreux mystères de la Mégastructure. Alors certes, le one shot Noise situé dans le même univers publié chez Glénat et le artbook de Nihei intitulé Blame and So On (3) , apportent leurs lots d’éclaircissements et permettent de cerner un peu mieux - ou de confirmer pour les plus sagaces des lecteurs - la nature de la Mégastructure et certains points de l’intrigue, mais loin d’épuiser le sujet, nombreuses sont encore les inconnues qui demeurent.
Le lecteur reste donc incapable - tout comme les personnages du manga - de porter un regard global, extérieur, sur la Mégastructure et ainsi en est-il également pour l’intrigue. Une question de structure... Il faut donc croire qu’il y a une source de frustration irréductible dans la posture qu’a choisi Nihei et faire avec... ou pas.
Log 5 - Killy qui lit...
Au-delà de ses supposées faiblesses narratives qui sont en réalité autant de stimulations immersives, Blame ! lève un coin de voile sur un univers SF dense et puissamment évocateur que les dix volumes du manga sont loin d’avoir épuisé. Les questions soulevées quant à la nature du monde dans lequel évoluent les personnages de Blame ! – en vrac les différents aspects de la Mégastructure et les secrets de son histoire, la nature exacte du mal qui la ronge, la vastitude des échelles temporelles et spatiales en jeu, la multiplicité et la puissance des technologies mises en branle... – sont encore assez nombreuses à la fin du manga pour justifier dix volumes supplémentaires. Blame ! pourrait ainsi parfaitement fonctionner comme premier mouvement d’un « cycle », tel qu’il s’entend dans la littérature de SF, une introduction et une mise en place pour une intrigue et un univers appelés à gagner en ampleur. La sophistication du récit ainsi que la cohérence et la richesse du « background, évoquent d’ailleurs irrémédiablement le meilleur des auteurs de SF. Et plus qu’une simple comparaison, il s’agit là d’une des qualités essentielles de la démarche du mangaka, une de celles fondant non seulement en grande partie la cohérence et la densité de son univers, mais inscrivant également Blame !, par delà les différences de supports, au même niveau que nombres de ses équivalents littéraires.
Plus que tout autre mangaka de qualité en activité versant dans la SF et ayant été publié en Occident, à l’exception du vétéran Hoshino Yukinobu mais dans un autre registre (4) , Nihei Tsutomu entretient des relations étroites dans son processus créatif avec les grands romanciers du moment. C’est dans son artbook Blame and So On qu’il confirme ce que tout amateur éclairé avait pu flairer à la lecture de son manga : Nihei lit beaucoup de SF, et il est à « la pointe » : Iain M. Banks, Mike Resnick, Greg Bear, Gregory Benford, Greg Egan, Dan Simmons... Autant d’auteurs de langue anglaise de renom qui ont contribué à façonner le genre dans les vingt dernières années et chez lesquels Nihei est allé puiser bon nombres de ses inspirations. A ces références déclarées il faut au moins y adjoindre celle non citée, plus historique mais évidente et intimement liée au concept de « mégastructure » dans l’histoire de la SF, de l’écrivain américain Larry Niven avec son cycle de « l’Anneau Monde » (5) initié en 1970. Et histoire d’enfoncer le clou en matière de références, on ne peut manquer de faire le rapprochement entre le titre du second roman du cycle de Niven – The Ringworld Engineers (1980) – et celui de la suite (en cours, hypothétique, avortée ?) de Blame !, une dizaine de planches pré publiées au Japon à ce jour seulement, Netsphere Engineer. C’est donc sans hésitation que l’on peut inscrire Blame ! dans la longue liste des œuvres constituant dans la SF le « sous-genre » mégastructures (6).
Log 6 - Résonances
Et non content d’illustrer avec brio une idée centrale de son genre de prédilection, le mangaka apporte – littéralement- sa pierre à l’édifice en mariant deux concepts majeurs tirés d’auteurs différents : une des plus « conséquentes » mégastructure de l’histoire de la SF (7) avec un réseau cyber s’y insérant structurellement. Plus trivialement dit mais plus parlant : « c’est Killy qu’a la plus grosse... ». Et ce n’est pas là l’unique caractéristique qui relie étroitement Blame ! au monde de la littérature de SF. Tout comme un pan entier de la production récente, l’univers du manga navigue entre les catégories et « sous-genres » : du cyberpunk mais plus encore, du biopunk mais pas seulement, une imagerie fantastique mais aussi de la hard science-fiction, des références vidéo ludiques (8) et un parfum de grand cycle SF en gestation. D’ailleurs, il est assez significatif de noter que les auteurs cités par Nihei dans son artbook, sont presque tous répertoriés dans un article récent de Jean-Claude Dunyach qui aborde les dernières tendances de la SF littéraire (9). Dans ce papier intitulé Du Space Opera au Nouveau Space Opera : la métamorphose d’un genre, l’écrivain français et directeur de collection, en tentant de cerner les dernières évolutions substantielles de ce « sous-genre » majeur de la SF, fait d’ailleurs indirectement écho à la démarche de Nihei lorsqu’il écrit notamment : « Le NSO (ndt : Nouveau Space Opera) est une littérature largement métissée, qui emprunte des idées et des thèmes à de nombreux autres sous-genres de la SF, ou de l’imaginaire au sens large.(...) Dans un NSO, on trouve souvent des intelligences artificielles, des organismes génétiquement modifiés, des armes conceptuelles, des techniques narratives qu’on croirait extraites d’un manga, et bien d’autres machins speedés et rigolos. »
Bon ok, Blame ! c’est pas vraiment rigolo, et pas non plus du Space Opera, mais c’est un manga et pour tout le reste, il correspond aux critères établis par Dunyach. Le manga de Nihei remplit d’ailleurs presque tous les critères énoncés dans l’article pour caractériser le NSO (10), les intelligences extraterrestres et les voyages dans l’espace en moins (la possibilité est néanmoins là pour ces derniers, la Mégastructure possédant l’infrastructure pour gérer les appontements de vaisseaux...). Un constat qui traduit l’actualité des influences croisées de Blame ! plutôt qu’une catégorisation du genre. Des influences nombreuses donc, mais parmi lesquelles celles de Ian M. Banks avec son roman Feersum Endjinn (11), et Gregory Benford avec son Cycle du Centre Galactique, sont les plus criantes : au premier Nihei emprunte – entre autres - son concept de réseau et de hardware intégré dans une mégastructure avec tout ce que ça implique en termes « d’imbrication des niveaux de réalités » (instanciation des sauvegardes dans la « réalité de base ») comme le dirait le réalisateur Oshii Mamoru, tandis qu’il fait un clin d’œil appuyé au second par patronymes interposés (12). De façon plutôt ironique, alors que les critiques venant du monde des mangas concernant Blame ! mettent en exergue une inconsistance scénaristique et narrative, des aficionados de littérature de SF pourraient très bien être tentés de se mettre à crier au plagiat d’œuvres justement parées des qualités déniées par les premiers... Ni inconsistant, ni plagieur, Nihei se fend d’une variation assumée sur plusieurs thèmes en y apportant sa touche particulière. Une façon classique de procéder dès que l’on aborde les « genres ».
Final [Epi] Log - Cyber Babel
Mais s’il y a une référence « scénaristique » non SF (quoi que...) qui s’impose en lisant Blame !, c’est bien celle du mythe biblique de la tour de Babel (13), première mégastructure digne de ce nom dans les annales humaines. Cet écho est d’autant plus insistant une fois les deux histoires dépouillées de leurs artifices et décorations de circonstances (le babillage divin d’un côté et le babillage SF de l’autre), qu’on en vient forcément à la question de l’intentionnalité d’une telle parenté. Tentative de mise en parallèle.
Mythe et virtualité : l’humanité - dans le récit biblique et dans Blame ! - ayant atteint un certain stade de développement et de connaissance - une langue unique sur toute la Terre pour les anciens et la Netsphere pour les « blamiens » - essaye de transcender ses limites par la construction d’une ville et l’érection d’une tour - la tour de Babel chez les anciens et la Mégastructure chez les « blamiens » - qui la mettra, littéralement dans les deux cas, au niveau des cieux. Mais une force inconnue en prend ombrage - Dieu pour les anciens, force inconnaissable par excellence et... une force inconnue pour les « blamiens » - qui décide de mettre fin à cet ouvrage en créant confusion et chaos là où régnait l’universalité d’un même langage - fin de la langue unique des anciens et fin d’un réseau accessible par tous chez les « blamiens ».
Gènes et confusion : en poussant l’analogie dans ses retranchements, lorsque le mythe nous dit que « toute la terre parlait avec une seule langue et les mêmes mots » Nihei, le mystificateur, nous parle lui d’un seul réseau accessible par ceux partageant un profil génétique donné. Blame ! cause « Net Terminal Gene » et « altération chromosomique » quand la génétique se compare elle-même à « un livre constitué de chapitres qui sont les chromosomes composés à leur tour par un certain nombre de phrases qui sont les gènes... ». Les babyloniens ont eu droit à la confusion des mots en guise de punition divine alors que les habitants de la Mégastructure ont eu droit à la confusion des gènes sous forme de punition virale. En terme de comparaisons voilà ce qui s’appelle boucler la boucle... sans tourner en rond.
La quête de Killy est avant tout une recherche de la connaissance perdue - et donc du pouvoir perdu - symbolisée par cette cyber Babel des temps futurs qu’est la Mégastructure. Un univers en pleine déliquescence, un monde qui ressemble à une prison sans limites. Une prison d’ignorance.
Par Anton GUZMAN, avril 2006
NOTES :
1) Nous n'utiliserons pas systématiquement dans cet article les termes de la traduction française, parfois confuse, du manga. Ainsi par exemple la « Netsphere » est devenue la « Résosphère », ou encore l’arme de Killy s’est transformée en « Pistolet Positronique » ( !) alors qu’il s’agit d’un « Emetteur de Faisceau Gravitationnel ».
2) Plus de détails sur Giovanni Battista Piranèse (1720 – 1778) et des images ici : http://perso.wanadoo.fr/marincazaou/regarts/piranese.html
3) Artbook édité chez Kodansha disponible en import. Les curieux non japonisant et lisant l’anglais peuvent se reporter à une traduction on-line partielle des éléments textuels sur le site http://www.randomisgod.com/blame/.
4) Mangaka spécialisé dans la SF style « gekiga » en activité depuis le milieu des années 70, Hoshino reste encore un auteur populaire dans son pays à découvrir en France. Seul le sympathique Le Trou Bleu a été publié par Casterman il y a quelques années dans une édition aujourd’hui épuisée. Son 2001 Nights (prépubliée de 1984-1986), édité dans divers pays occidentaux, est ainsi un manga incontournable brossant un tableau du futur de l’humanité et de son aventure spatiale sur plusieurs milliers d’années, avec en référence centrale assumée (le titre du manga est parlant) l’écrivain Arthur C. Clark. Une connexion « intime » avec la littérature de SF du même niveau que celle de Nihei mais dans un registre plus classique. Il n’est ainsi pas étonnant que Hoshino ait réalisé une adaptation graphique d’une œuvre du romancier James P. Hogan, The Two Faces of Tomorrow, publiée au Japon et aux Etats-Unis en 1997. Plus récemment il a également collaboré avec un astronome japonais pour la réalisation de son manga Moon Lost.
5) Constitué à ce jour de quatre volumes – L’Anneau Monde (Ringworld, 1970), Les Ingénieurs de l’Anneau Monde (The Ringworld Engineers, 1980), The Ringworld Throne (inédit, 1996) et Ringworld's Children (inédit, 2004) – dont seul les deux premiers sont disponibles en français, le Cycle de l’Anneau Monde est loin d’être la seule œuvre causant de mégastructures (l’idée dans la SF remonterait au moins à 1937 et au roman Star Maker de Olaf Stapledon), mais il a incontestablement lancé ce « sous genre » chez le grand public. Niven a exploré à d’autres reprises le concept tout comme il lui a consacré un article fameux, "Bigger than Worlds".
6) Pour une bibliographie partielle lire l’article de Ross Smith en langue anglaise sur : http://www.larryniven.org/megastructures_article.txt
7) [ATTENTION SPOILER] Si vous êtes au fait de la nature de la Mégastructure ou avez lu l’artbook de Nihei, la référence qui suit mérite d’être relevée, pour les autres attention au « spouale » : la Mégatsructure de Blame ressemble furieusement, pour ce qui est de son échelle et certaines de ses caractéristiques, à celle(s) imaginée par l’écrivain Colin Kapp dans son cycle (inédit en France) Cageworld - Search for the Sun (1982), The Lost Worlds of Cronus (1982), The Tyrant of Hades (1983), Star Search (1984) – où le système solaire est devenu une énorme Sphère de Dyson, donc un brin plus grand que chez Nihei et sa mégastructure qui s’arrête au niveau de Jupiter. De fait, dans le cycle de Kapp tout comme dans Blame !, les habitants de ces mégastructure ne connaissent rien de ce qu’il y a à au-delà de leurs coquilles, de l’univers extérieur. Si la primeur de l’idée n’est donc pas pour Nihei, ça n’invalide pour autant pas l’originalité de sa création et la distinction à laquelle elle peut prétendre dans sa catégorie, notamment en raison de son mariage réussi avec les idées développées par l’écrivain écossais Ian M. Banks dans son roman Feersum Endjinn. Enfin, pour la « petite » histoire, notons que les créations de Kapp et Nihei ne sont pas les plus grandes imaginées, puisque l’idée d’une mégastructure à l’échelle de la galaxie – une variation de la sphère de Dyson en l’occurrence, une « Galactic Dyson Sphere » - fût avancée par Larry Niven dans son article Bigger than Worlds et utilisée dans une fiction par l’auteur américain Roger MacBride Allen dans sa trilogie en cours The Hunted Earth.
8) Nihei signe une des histoires d’un comics adaptant le jeu vidéo phare de la X-Box, jeu dont il serait fan, Halo. Pas étonnant lorsqu’on sait que l’action de ce « First Person Shooter » futuriste prend place sur des... anneaux mondes.
9) Publié dans l’anthologie Science Fiction 2006 aux éditions Bragelonne.
10) On retrouve aussi dans Blame ! comme souvent dans les NSO, dixit Jean-Claude Dunyach toujours : « L’économie souterraine, les organisations tribales, les structures de pouvoir en effondrement permanent (...) Les individus eux-mêmes existent en diverses variétés post-humaines et nous sont souvent aussi étrangers que les monstres aux yeux pédonculés de la grande époque ! Ils ont des pouvoirs quasi-divins, une apparence – et un sexe – variable... De plus, les personnages du NSO possèdent en général une durée de vie nettement plus longue que la nôtre, voire sont quasi-immortels grâce à la sauvegarde numérique de leur personnalité, à l’échange de corps, etc. La chronologie d’un roman peut ainsi dépasser plusieurs milliers d’années (...) Le corps humain est vu comme un ensemble de fonctions : corps jetables, copies, ou comme un moyen d’expression (greffes, add-ons esthétiques ou pratiques, nouveaux pouvoirs livrés en kit). On le sacrifie, on l’use comme un outil, on le régénère ou on le duplique. Les corps artificiels sont livrés avec des fonctions déjà implémentées et on peut les patcher (implant mémoire, interface) comme un ordinateur. Le post-humain s’est affranchi de la tyrannie de la chair. Le NSO se distingue aussi par la disparition quasi-totale des anti-héros... Les personnages sont homériques (...). Enfin, on présuppose souvent dans le NSO qu’il s’est produit par le passé une rupture forte, qui a mis fin d’une manière ou d’une autre à l’ère humaine telle que nous la connaissons (...) ».
11) Feersum Endjinn (inédit, 1994) de Ian M. Banks, écrivain reconnu dans la SF pour son passionnant Cycle de la Culture, est sans conteste l’influence la plus déterminante et la plus présente dans Blame !. Grosso modo Nihei s’est coulé dans pas mal de postulats de départ du roman de Banks et les résonances scénaristiques sont nombreuses, ainsi que des dialogues ou situations proches : Feersum Endjinn prend place dans une lointaine Terre du futur, dans un monde qu’une grande partie de l’humanité a fuie suite à une menace cosmique. Reste une post-humanité déclinante, une gigantesque mégastructure nommée The Castle, un réseau très puissant intimement lié à cette dernière (nommée "the data corpus", "cryptosphere" ou simplement « the crypt »), la possibilité de s’y « uploader », la « réincarnation » numérique, la structuration de la réalité entre « base reality » et univers virtuel, l’instanciation, une menace virale entraînant le chaos du réseau, la menace d’Intelligences Artificielles, un agent surpuissant en quête de réponses... Feersum Endjinn est la transposition phonétique de Fearsome Engine, une partie du roman (1/4) étant narré phonétiquement du point de vue d'un personnage bardé d'un accent écossais.
12) L’écrivain, chercheur et professeur d’astrophysique américain Gregory Benford est l’auteur du populaire Cycle du Centre Galactique composé de six volumes : Dans l'océan de la nuit (in the ocean of night, 1978), A travers la mer des soleils (Across the sea of suns, 1984), La grande rivière du ciel (Great sky river, 1987), Marées de lumière (Tides of light, 1989), Les profondeurs furieuses (Furious Gulf, 1994) et le dernier, encore inédit en France, Sailing Bright Eternity (1995). Clin d’œil évident, Nihei est allé chercher les noms de certains de ses personnages dans ce fameux cycle, et pas des moindres puisque le Killeen (personnage principal) de Benford est devenu le Killy de Blame !, que la Cibo (ou Shibo selon les traductions) de Blame ! est l’homonyme d’un des principaux personnages féminins du cycle du Centre Galactique, tout comme le personnage de Sanakan. Si Benford n’est pas le seul écrivain auquel le mangaka emprunte des noms (il y a aussi des emprunts à des jeux vidéos), et bien que scénaristiquement les deux œuvres ne soient pas très proches, Blame ! et le Cycle du Centre Galactique partagent également ce postulat de poches de post-humanités dépossédées de leur histoire et de leur destinée, confrontées à des intelligences artificielles impitoyables.
13) Babel version director’s cut (La Bible : Genèse 11) : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! Faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore: Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. Allons! Descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. »