Santa INOUE était à Paris en octobre de l'année dernière pour quelques jours, à l’occasion de la sortie de son manga Tokyo Tribe 2 aux éditions Glénat. Entre séances de dédicaces et autres opérations de promotion, nous avons pu caser un rendez-vous afin de lui poser quelques questions. Affable et disponible, le mangaka qui s'est fait un nom en déclinant l'univers hip-hop en cases & phylactères, a donc bien voulu se prêter au jeu de la petite interview.
Q - Tokyo Tribe 2 arrive enfin en France et c'est cool. S'il y a un 2, il y a donc eu un 1, qu’en est-il exactement ?
R- Tokyo Tribe 1 est une histoire que j’ai dessiné il y a 13 ans maintenant. C’est un éditeur qui m’avait commandé cette histoire qui était directement sortie en volume relié, sans passer par une prépublication dans un magazine comme c’est le cas généralement. C’était un one-shot plutôt court et j’ai eu envie de dessiner la suite - Tokyo Tribe 2 - en plus long, de raconter ce qui c’était passé quelques années après les évènements du 1 qui se concluait par une guerre de gangs à Shibuya.
Q - Dans quelle mesure Tokyo Tribe 2 reflète t-il une part de vérité sur la vie des jeunes tokyoïtes aujourd’hui ?
R - Lorsque j’ai commencé Tokyo Tribe 2 j’ai réalisé qu’il n’existait que peu de films, de séries, de livres qui racontaient le mode de vie des jeunes japonais. Quand on veut voir comment vivent les jeunes de Paris, de New York ou de Hong-Kong on peut trouver des films ou des fictions qui en parlent, on peut les trouver assez facilement. Par contre pour le Japon on ne trouvait pas du tout et donc j’avais envie de faire ça. D’un autre côté si je date précisément mon histoire, si par exemple je marque qu’on est en 2006 et si j’insère beaucoup d’éléments réels de 2006, dans dix ans on va trouver que ça date comme manga. Et donc je voulais aussi réaliser quelque chose qui n’allait pas vieillir trop rapidement, qui n’allait pas trop subir les outrages du temps. Il y a ce très bon film de Stanley KUBRICK, Orange Mécanique, qui contient des éléments d’époque mais aussi une grande part de fiction et c’est justement grâce à ça que le film ne vieillit pas. Et c’est en me basant sur ce modèle que j’ai conçu mon histoire.
Q - Vous évoquez le film Orange Mécanique avec lequel Tokyo Tribe 2 partage également une certaine dose de violence visuelle. Cette violence graphique dans votre manga est-elle l’écho d’une violence plus sociale ?
R – Tokyo Tribe 2 ne parle pas de violence sociale. Mais j’adore des films comme par exemple Les Affranchis de Martin SCORCESE, qui est un film sur les gangsters et les jeunes aiment bien ce genre de films aussi. La vie quotidienne est très stressante, et ce genre de spectacle permet de se défouler, cela ne veut pas dire que je vais prendre une batte et me mettre à frapper le premier venu. Donc oui, dans un certain sens on peut dire que mon manga traite de la violence, mais ça tient avant tout du spectacle. C’est de l’ « entertainment ».
Q - Tokyo Tribe 2 est un vrai succès au Japon et une série animée va même être diffusée prochainement : pour avoir un ordre d'idée, pourriez-vous nous indiquer à combien d'exemplaires s'est vendu le manga jusque maintenant ?
R - Et bien en fait si je ne le demande pas à quelqu'un je ne saurai vraiment pas vous donner le nombre exact d’exemplaires qui ont pu se vendre, je n’en ai pas idée. Mais sinon effectivement, une adaptation animée de Tokyo Tribe 2 va être diffusée courant novembre à la télévision japonaise et j’aimerai bien d’ailleurs que cette adaptation animée soit aussi diffusée en France. Ça me ferait très plaisir et ça permettrait également au public français de mieux comprendre le monde que je décris.
Q - Série animée produite par Madhouse donc, et diffusée sur la chaîne WOWOW. Avez-vous été impliqué dans le processus de création de la série d’une façon ou d’une autre ?
R - Fondamentalement j’ai laissé une grande liberté à Madhouse, au réalisateur et aux animateurs. Mais j’accorde aussi une grande importance à la cohérence du monde hip hop et j’ai envie que cette œuvre ressemble à ce qu’on peut réellement trouver. Et si des personnages portent des Adidas, des chaussures Timberland et des chaînes en or, c’est qu’il y a une raison à cela. En général c’est ce genre de petits détails que les animateurs ne comprennent pas très bien et c’est donc sur ce type de détails justement, qui rendent l’univers hip hop plus cohérent, que je suis intervenu.
Q - J’imagine que la musique qui va accompagner cette adaptation animée va faire la part belle au hip hop...
R – Effectivement la musique sera un élément important de la série et au Japon il y a beaucoup de personnes qui font du très bon hip hop. Il y a donc pas mal de monde qui participe au niveau musical. Par exemple notre directeur de la musique qui s’appelle Muro est un des meilleurs DJ au Japon, et il a demandé à de nombreuses personnes de collaborer. Ainsi l’opening, le générique de début, compte avec la participation d’un groupe de performance hip hop qui s’appelle Buddha Brand. J’espère aussi pouvoir présenter pendant ce dessin animé beaucoup des acteurs importants de la scène hip hop japonaise, pas seulement des groupes de musique mais également des créateurs de mode hip hop par exemple.
Q - Il y a Tokyo Tribe et Tokyo Tribe 2, mais aussi Tokyo Graffiti et Tokyo Drive : ces mangas sont-ils connectés entre eux ? Illustrent-il le même univers ?
R - Tokyo Graffiti et Tokyo Drive sont effectivement deux autres histoires qui prennent pour cadre la ville de Tokyo. Mais j’ai profité de ces mangas pour déplacer la caméra et me focaliser sur d’autres personnages. Tokyo Graffiti est une histoire d’amour, une comédie romantique qui se centre plus sur un personnage qui s’appelle Love-kun (ndt : « Mon petit » Love) ; tandis qu’avec Tokyo Drive il s’agit d’un récit plus léger, plus comique et qui relate la virée en voiture dans Tokyo d’une bande de copains, qui vont draguer les filles et ce genre de choses... Donc si Tokyo Tribe 2 est plus axé sur les conflits, les guerres de gangs et la violence, j’ai essayé avec ces autres mangas de montrer des aspects différents de la ville avec une histoire d’amour ou une comédie plus légère.
Q - Après près de 10 années passées sur Tokyo Tribe 2, comptez-vous tout de même revenir un jour dans cet univers ? Dans une interview récente vous évoquiez un Tokyo Tribe 3 ?
R - Tout à fait. Tokyo Tribe 2 fait 12 volumes et j’ai passé environ 9 années dessus. Et j’aimerai bien effectivement dessiner un jour une suite et faire avec un Tokyo Tribe 3 une sorte de trilogie. Donc ça se passerait toujours à Tokyo évidemment, quelques années après les évènements du 2, avec des protagonistes différents et une nouvelle histoire. Vous savez un auteur n’est jamais vraiment satisfait de son œuvre, il ne la trouve jamais assez « parfaite » et donc j’aimerai bien continuer à vivre plein d’expériences et retranscrire ces différentes expériences plus tard dans un troisième volet de Tokyo Tribe.
Q - Votre style graphique est plutôt atypique dans le paysage manga mainstream, votre dessin dégage une énergie bien particulière, avec un style d'apparence très spontané : comment le définiriez-vous ?
R - En général, c’est le cas pour beaucoup d’artistes qui se lancent comme mangaka, on va d’abord étudier auprès d’un maître, voir de plusieurs professeurs. Mais après c’est une autre histoire que d’avoir son propre style, d’arriver à trouver son propre dessin. J’ai toujours eu en moi cette envie d’avoir un style original qui ne ressemblerait à aucun autre et donc j’ai toujours essayé de me démarquer le plus possible dans ce domaine.
Q - Dans une interview vous évoquiez des mangaka célèbres comme TAKAO Saïto et UMEZU Kazuo, deux auteurs qui commencent à être publiés en France d’ailleurs et qui semblent vous avoir marqué ?
R - Quand j’étais jeune, il y a pas mal de temps, TAKAO Saïto avait publié le manga Survivant. C’est une histoire à propos d’un grand tremblement de terre où Tokyo, Paris, New York... ont été détruits, et où la civilisation est marquée par un retour en arrière, les gens devant apprendre à survivre... L’histoire m’évoque d’ailleurs une autre lecture de jeunesse que j’aimais beaucoup, lorsque je vivais à Paris où j’ai passé mes neuf premières années et où je suis né, c’est la bande dessinée Rahan. La vie des gens dans Survivant me rappelle donc un peu la vie de Rahan... Quant à UMEZU Kazuo, j’ai été marqué par ses mangas comme L École Emportée.
Vous savez, quand j’étais encore étudiant j’ai aussi été influencé par des artistes comme OTOMO avec son manga Akira, qui proposait un style et un dessin plutôt cool et séduisant. Mais quant à TAKAO Saïto et UMEZU Kazuo qui sont des mangaka plus anciens, leur style qui n’est pas forcément toujours aussi cool, propose néanmoins un dessin avec un trait possédant beaucoup de force et de grandes qualités de « storytelling ». Lorsque j’ai commencé à lire les premiers numéros de ces mangas je ne pouvais plus m’arrêter, j’étais accroc. C’est une des forces de ces mangas que de nous rendre accrocs. Et c’est aussi une des forces de ces mangaka que de produire des histoires addictives comme des jeux vidéo, des histoires que le lecteur consommera comme de la « dope ». Dans mon travail, j’essaye donc de marier un visuel cool avec une narration addictive.
Q - Une question annexe pour les lecteurs qui ne le sauraient peut-être pas, mais elle a sa petite importance : vous êtes le cousin de MATSUMOTO Taiyô, autre célèbre mangaka déjà connu et édité en France...
R - Oui, c’est exact !
Q - Il y a le film d’animation Tekkon Kinkreet (Amer Béton en français), tiré d'un de ses mangas, qui sort en avril 2007 dans les salles françaises, et il y a aussi l’adaptation animée en série de votre manga Tokyo Tribe 2... Le parallèle est d’autant plus rigolo pour moi qu’il en évoque un autre : lorsque j’ai découvert Tokyo Tribe 2 pour la première fois, je lisais à l’époque la version française (ndr : chez Tonkam, ré-édition à venir) du manga Tekkon Kinkreet. Ce sont des styles certes différents, mais des personnalités graphiques assez marquées, et les deux sont des mangas urbains parlant de jeunes en marge, même s’ils ne se positionnent pas de la même façon...
R - Tout à fait. C’est drôle d’ailleurs que vous me parliez de ça... Effectivement, lui et moi sommes cousins. Nous avons vécu dans le même voisinage quand nous avions autours de la vingtaine. Pendant cette période on a énormément parlé, on a beaucoup discuté, on s’est raconté des histoires de mangas, de films et toutes sortes de choses. Je pense qu'on s'est pas mal influencé mutuellement.
Q - Vous évoquez l’univers hip-hop dans vos mangas. Mais il y a aussi une scène reggae/ragga au Japon non, avec en tête de file un sound system internationalement reconnu comme Mighty Crown... A quand un Tokyo Ragga ?
R - (Rires) Ah, vous aimez le reggae ! Oui c’est vrai, c’est une idée. Au Japon la scène reggae se développe d’ailleurs...
Q - Et pour revenir aux mangas : vous lisez quoi actuellement ?
R - Shigurui de YAMAGUCHI Takayuki & NANJÔ Norio (ndr : en cours en France chez Panini Manga), un manga très, très fou.
Q - Une dernière question : connaissez-vous la scène hip hop française ?
R - Je ne connais pas trop en réalité mais ça m’intéresse beaucoup. J’ai bien envie d’aller faire un petit tour au Virgin et de m’acheter des CD, de découvrir un petit peu.
Q - Merci beaucoup Mr. Inoue !
Interview réalisée par Anton GUZMAN le 18/10/06.
Interprète : Emmanuel PETTINI.
Remerciements à toute l’équipe de Glénat.