Francis Moury
ABASHIRI BANGAISHI [Prisonniers d'Abashiri] de Teruo ISHII - 1965 - Japon
Résumé :
Une prison nommée Abashiri sous la neige de la région montagneuse d'Hokkaïdo, la Sibérie du Japon. Un de ses détenus est bien vu de son directeur en raison de sa bonne conduite : on songe à lui accorder une permission afin de rendre visite à sa mère malade. Mais un autre détenu, dangereux, est prêt à tout pour en sortir. Au cours d'un transfert, celui-ci force celui-là à s'évader contre son gré : ils sont menottés l'un à l'autre. Ils se retrouvent dans la montagne, environnée de forêts hostiles. Ils prennent en otage une femme habitant une maison isolée. Le détenu dangereux l'agresse contre le gré de son compagnon : Ils comprennent trop tard que c'était la femme du directeur d'Abashiri. L'engrenage infernal de la violence semble, dès lors, inexorable…
Critique :
On sait que la neige est difficile à filmer : Teruo ISHII se joue de toutes les difficultés inhérentes à ce décor naturel avec la plus grande aisance. Il compose des plans d'ensemble d'une ampleur impressionnante. Sa mise en scène oscille entre le classicisme et des instants de pure folie qui génèrent une étrange discontinuité dans le récit. La séquence de la révolte des prisonniers contre la fouille corporelle, celle de l'assassinat avorté d'un vieillard révélant brusquement sa puissance, celle de la locomotive monstrueuse sous laquelle l'un des deux détenus court le risque d'être déchiré pour couper la chaîne des menottes : autant de scènes atteignant le fantastique dont la puissance visuelle et dramatique est inoubliable. Le réalisme extrême de la description de la vie carcérale qui occupe la première partie du film révèle une face du talent d'ISHII, méconnue jusqu'à ce jour en France : ce réalisme dynamique rivalise d'efficacité avec celui des cinéastes occidentaux ayant traité des sujets similaires. Ce n'est pas le moindre charme d'Abashiri Bangaishi que d'être un des films de prisons les plus solides de l'histoire du cinéma mondial. On doit dorénavant le considérer comme un fleuron du genre. Quant à l'aspect " inspiré du film américain réalisé en 1958 par Stanley KRAMER " c'est peut-être le moins intéressant alors que c'est celui qui a dû frapper les contemporains japonais. Il est pourtant suffisamment acclimaté au Japon pour que le spectateur occidental ait le sentiment de voir une œuvre originale. Le film contient en outre une séquence en " flash-back " typique des films de yakusa contemporains : celle où TAKAKURA Ken se remémore sa vengeance contre un gang urbain. Et il contient aussi un aspect mélodramatique populiste et néo-réaliste cruel : celui qui relate l'enfance et la jeunesse de TAKAKURA. On ne s'étonne plus que le film ait pu donner naissance à un héros si populaire au Japon ni qu'il ait engendré une si prolifique lignée : la réunion de tous ces éléments dans un ensemble aussi dynamique, assorti d'une fin héroïque et morale, ne pouvait que susciter la surprise et l'engouement… comme elle les suscite ce soir, après la projection. Grâce à Teruo ISHII, nous avons séjourné à Abashiri et nous nous en sommes évadés : nous nous en souviendrons longtemps…
Le film lança TAKAKURA Ken et en fit une superstar du jour au lendemain ; les gens le saluaient avec respect lorsqu'ils le croisaient dans la rue. TAKAKURA tourna les 18 comme un seul homme. Sa filmographie purement japonaise de 1965 à 1975 est impressionnante tandis qu'en Occident il est dès 1969 repéré par Robert ALDRICH qui lui donna un rôle important dans son génial et désespéré film de guerre Too Late the Hero [Trop tard pour les héros] (USA 1970). " TAKAKURA-san " fut ensuite opposé à Robert MITCHUM dans le beau The Yakuza [Yakuza] (USA 1975) de Sidney POLLACK et composa le policier japonais qui aide Michael DOUGLAS dans l'assez bon Black Rain (USA 1988) de Ridley SCOTT. Dans Prisonniers d'Abashiri, TAKAKURA composait un personnage qui ne pouvait qu'avoir la faveur du public : un gangster solitaire respectant le code de l'honneur ancestral, s'opposant aussi bien aux chefs " injustes " de certains clans qu'aux politiciens véreux et à la police lorsqu'elle s'avérait corrompue. La Toei produisit le n°2 en deux semaines de tournage : la série compte au total 18 (ou 20 selon ISHII) épisodes dont les 9 ou 10 premiers furent réalisés par ISHII de 1965 à 1967. Comme d'habitude, être le " méchant " de tel épisode était un must recherché : Tomisaburo WAKAYAMA, Jo SHISHIDO, et plusieurs autres eurent cet honneur. Harassé et lassé, Teruo ISHII passa le flambeau de la réalisation à Masahiro MAKINO en 1968 qui le repassa lui-même brièvement à Yasuo FURUHATA (1969) avant de poursuivre le restant jusqu'à la fin.
Aujourd'hui encore, l'ancienne prison d'Abashiri - à côté de laquelle on a construit un nouvel établissement pénitentiaire encore en activité - est une étape touristique réputée en raison de la popularité jamais démentie de cette série mythique au Japon pour qui visite le Japon : le film l'a rendue célèbre et la région d'Hokkaïdo en est fière. On peut y acheter des couteaux en papiers fabriqués autrefois par les prisonniers dans son atelier.
Fiche technique succincte :
Abashiri bangaishi / The Man From Abashiri Jail.
Mise en scène : Teruo ISHII.
Avec : Ken TAKAKURA, Arashi KANJURO, Hiroshi NANBARA, Tetsuro TAMBA, Kunie TANAKA, Toru Toru ABE, etc.
Production : Toei.
Scénario : Teruo ISHII.
Dir. Photo : Yoshikazu YAMASAWA.
Mont. : Teruo ISHII.
Mus. : Masao YAGI.
Durée : 92 minutes, ToeiScope 2.35 N.&B.
PS Cinemasie: Conformément aux souhaits de l'auteur du texte, l'ordre français Prénom/Nom a été choisi ici plutôt que la convention cinémasie (ordre japonais Nom/Prénom).