A l'occasion de la sortie du DVD des Filles du Botaniste, Aurélien a pu s'entretenir avec Mylène Jampanoï, qui interprète le rôle principal dans le dernier film de Dai Sijie. La jeune actrice française revient sur ses débuts au cinéma, sa découverte de l'Asie, et donne son point de vue sur le cinéma d'aujourd'hui, en Europe et en Asie.
Entretien avec Mylène Jampanoï
Quand tu es montée à Paris pour tenter de décrocher le rôle principal de Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise, tu venais de lire le livre et tu es directement allée voir la productrice du film. Même si tu n'as pas été prise, quel est ton regard sur cette adaptation, assez différente du livre, toi qui pensais pouvoir incarner la petite tailleuse ?
Ce qui me dérange, c'est que quand je lis un livre et que je vois le film après, je suis forcément déçue. J'ai toujours imaginé un personnage très différent. Pour moi, Balzac tel qu'il a été filmé, alors que c'est le même auteur, l'écrivain et le réalisateur, n'a rien à voir avec ce que j'avais imaginé. Je suis assez déçue. Mais c'est comme ça pour tous les films que je vois et qui sont inspirés d'un livre que j'ai lu. Je voyais ça assez différemment. Mais quand je suis allée voir la productrice, j'étais arrivée avec plein de rêves, de fantasmes, l'envie de faire du cinéma. Pour moi, c'était la seule qui produisait des films asiatiques. Et c'était très naïf de ma part, de faire une démarche comme celle-là, d'aller voir une productrice chez elle et de lui dire "j'aimerais beaucoup rencontrer Dai, parce que j'aimerais être l'héroïne de son film". Aujourd'hui, ça me parait absurde. Avec le recul, je ne ferais plus quelque chose comme ça. Mais c'est une démarche très spontanée, très naïve, très jeune. Et sans réellement réfléchir... Je ne savais même pas ce qu'était un tournage. J'avais seulement aimé, et je voulais le lui faire savoir. Je n'avais pas réfléchi à tout ça. Aujourd'hui, avec le recul, je me dis que j'ai bien fait de faire les Filles du Botaniste et pas Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise.
Pourquoi ?
Parce que Min, qui est le personnage des Filles du Botaniste, est un personnage qui est plus moderne, par son parcours, et je la comprends mieux. Parce que c'est une frustration, elle subit sa sexualité... je n'ai rien à voir avec ce personnage, mais c'est quelque chose qui parle aux européens. J'aurais pu grandir avec une soeur, avec quelqu'un dans cet élément. J'ai des amis qui ont ce problème, et j'en ai souvent parlé. Pour moi, interpréter Min pour un de mes premiers rôles au cinéma, c'était bien plus évident que de jouer dans Balzac et le Petite Tailleuse Chinoise, qui se joue à une époque en Chine que je ne connais absolument pas, qui est éloigné de ce que je suis, c'est à dire moderne, européenne, française... Et ça se passe dans des camps de rééducation. Ni moi, ni ma famille, n'a vécu ça.
C'était bien la première fois que tu allais en Chine ?
Oui... Pour ce film, c'était la première fois.
Mais tu as beaucoup voyagé avec ton précédent film...
Le premier film que j'ai fait, c'est La Vallée des Fleurs, qui n'est toujours pas sorti...
...qui sort bientôt.
Il sort au mois de janvier, oui... comment tu sais ça ?
Avec Internet, on sait tout. Et puis, c'est un peu notre rôle.
Je ne suis même pas sûre que la date ait été annoncée. Je l'ai apprise par mon producteur il n'y a pas longtemps. On est souvent les derniers informés. Bref, c'est autre chose... Oui, j'avais fait quatre mois dans l'Himalaya. Déjà, on m'avait un peu formée à tourner dans des conditions un peu particulières : en dehors de mon pays, loin de ma famille, loin de mes amis, tu vois... Dans des ambiances de travail très solitaires. Bref, quatre mois dans l'Himalaya. Après ça, tu peux tout faire.
J'imagine...
Oui, tu peux tout faire. Vraiment.
Et le tournage s'est terminé au Japon...
Oui, le tournage s'est terminé au Japon. Comme tu n'as pas vu le film, je ne peux pas te raconter. Mais je ne suis pas beaucoup au Japon.
Ca fait pas mal de pays asiatiques en peu de temps. Quels souvenirs gardes-tu des ces différentes périodes, de ces différents lieux ?
Déjà, c'est très difficile de se remettre à travailler en banlieue de Paris, dans les studios. Tu vois, quand tu as tourné à 5000 mètres d'altitude, ou à 8000 mètres d'altitude, c'est difficile de revenir à une réalité. C'est déjà irréel dans un moment de fiction qui est le cinéma, qui est une équipe hors de la réalité. Et puis tu te retrouves dans des lieux, des décors absolument extraordinaires... J'étais sur un nuage. C'était plus qu'un rêve qui se réalisait. Je n’étais pratiquement jamais allée en Asie - j'étais juste allée à Singapour, pour des petites choses comme ça - avant d'y tourner. Et c'est fou d'y aller dans un contexte de travail. Parce que, en même temps, j'ai retrouvé des origines qui sont les miennes, forcément, c’est une moitié de moi. Grande absence du père, donc j'ai complètement idéalisé mon côté asiatique. J'ai regardé beaucoup de films asiatiques, ça faisait partie des choses que je désirais. Et d'arriver là-bas en découvrant les gens, leur culture, de mieux les comprendre - parce que, que ce soient les japonais, les vietnamiens, les chinois ou les indiens, ils sont absolument différents, ils n’ont rien à voir, et ça, tu le comprends au bout d’au moins deux mois - découvrir ma moitié, tout en bossant, c’était extraordinaire, c’était dément.
Tu parlais de cinéma asiatique… Quels sont les films que tu regardes, ceux qui t’ont marquée ou même inspirée ?
J’aime beaucoup Park Chan-wook, qui a fait Old Boy et Lady Vengeance, et j’aimerais beaucoup bosser avec lui. J’ai regardé pas mal de mangas, en fait. Je regardais pas mal de mangas, je jouais aux jeux vidéo, et puis le cinéma, Wong Kar-wai, il y a plein de films que j’ai vu, des films que tu ne verras jamais en France, des DVD importés. J’avais un de mes voisins qui était absolument hystérique de cinéma asiatique et japonais. Il adorait ces femmes qui se font torturer, ces films de vengeance.
…
Nan, mais c’est très intéressant à voir. C’est des films d’horreur par exemple, aussi. Moi, j’aime bien l’hystérie asiatique, tu vois. L’hystérie, la violence, la pulsion qu’il y a dans ces films. Et l’esthétisme, forcément. Donc pour moi, c’est un cinéma avant-gardiste, très moderne et qui est au-delà de tous les cinémas du monde entier. Et je globalise un peu. C’est délicat de dire « le cinéma asiatique ». On peut parler du cinéma chinois, du cinéma japonais, qui n’ont rien à voir. Pour résumer, par son esthétisme, la violence, le non-dit, la frustration, la façon dont ils mettent les femmes en valeur - elles sont toujours forcément sublimées… Il y a des rôles de femmes qui sont bien plus intéressants, et qui ont été faits par des asiatiques, que la plupart des rôles français qu’on nous donne, tu es d’accord ?
Assez d’accord.
Pour toutes ces raisons, j’aime le cinéma asiatique.
On pourrait presque dire que tes goûts vont d’un extrême à l’autre. Tu cites Park Chan-wook et Wong Kar-wai. L’un pour les excès et l’autre pour l’esthétique et la sublimation de la femme.
En effet. Moi, je cite ces deux là parce que ce sont des réalisateurs que tout le monde connaît. Et j’aime les films d’auteur. Je suis une passionnée de Bergman, de Cassavets, des frères Dardenne, de plein plein de réalisateurs. Je ne sais pas si tu as vu L’Incompris, de Comencini, j’adore le cinéma italien des années 70. Tu vois, il y a plein de choses. C’est l’ambivalence, quoi.
Tu disais que tu idéalisais complètement ton côté asiatique. Ton point de vue sur la Chine a-t-il évolué avec ce film ?
Forcément non, vu qu’on n’a pas pu tourner le film en Chine et que nous l’avons tourné au Vietnam. J’avais des idées assez arrêtées, un peu stupides. Quand j’y suis allée, j’étais forcément déçue, parce que mon réalisateur était frustré puisqu’il n’a pas pu reprendre l’actrice de Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise, il n’a pas pu tourner en Chine car le gouvernement le lui a interdit… On s’est retrouvés face à d’énormes difficultés pour tourner, pour s’exprimer sur un sujet qui est d’une banalité absolue en France. C’est très étrange, la Chine. C’est aussi très complexe. Entre cette modernité, cette économie qui est écrasante, et cette culture encore un peu conservatrice. On est dans deux époques. On est en 2020, et on est encore en 1980. Les choses n’ont pas évolué. Il n’y a aucune liberté de pouvoir s’exprimer, les femmes ne sont pas considérées. Il y a le cinéma, et il y a la réalité. Moi, avec la réalité, j’ai déjà plus de mal. Ce n’est pas en Chine que je me suis le plus retrouvée. J’aime l’Asie, mais j’ai par exemple préféré les vietnamiens, ainsi que les Indiens. La Chine, c’est très complexe, et les japonais sont très compliqués. Je suis en pourparlers pour acheter les droits d’un manga japonais et c’est vraiment… si tu n’es pas né dans ce pays, je ne sais pas comment tu fais pour travailler avec eux, c’est très dur. J’ai encore un peu de mal avec la Chine. Je n’ai pas compris comment ça fonctionnait.
Deux rôles importants dans deux longs métrages se déroulant en Asie : te vois-tu continuer avec des coproductions franco étrangères, voire des productions asiatiques, ou maintenant te diriger vers un cinéma français ?
Pour l’instant, je ne fais pas vraiment de choix de films. Je fais le choix de m’abstenir quand je n’aime pas un scénario, mais, pour l’instant, je ne choisis pas entre trois excellents scénarios, je n’en suis pas là. Donc je m’abstiens, souvent. Dans l’absolu, il faudrait que je fasse un troisième film, en français, et en France. Parce que je ne jouerai jamais aussi bien que dans ma langue, et ma langue maternelle est le français. Et j’ai besoin de faire une performance d’actrice. Et j’ai surtout besoin de faire une performance d’actrice assez rapidement. Car tout cela me permettra de mieux choisir mes scripts, de pouvoir faire les rencontres que je veux faire. Il faut que je fasse mes preuves, ce n’est pas fini. J’attends donc un film français. Mais, par la suite, ce que j’aimerais, ce qui me ressemble beaucoup - ce n’est pas un hasard si j’ai fait la Vallée des Fleurs et les Filles du Botaniste - c’est que je me sens… Quand je te parle de fantasme asiatique, quand j’étais petite, c’est que je me suis jamais retrouvée, je me suis souvent ennuyée, petite, dans une sorte de banalité française, et j’avais l’impression, quand je sortais de mon autisme, que le rêve était ailleurs. Et comme je ne connaissais pas l’Asie, ce devait être quelque part par là. Les films que je fais me ressemblent car ils sont des coproductions franco asiatiques. La Vallée des Fleurs, c’est produit par l’Inde, l’Italie, l’Allemagne, la France. Les Filles du Botaniste, c’est le Canada, la France et le Vietnam. Donc je m’y retrouve. C’est génial, sur un tournage, quand tu as treize nationalités différentes : tout le monde parle dans un anglais approximatif, et on arrive quand même à faire un film. C’est dément, j’adore. Ca ressemble à mon enfance : personne n’est français chez nous, on est tous la moitié de quelque chose, et on parle tous deux trois langues. Il y a quelque chose d’assez lié. Et je pense, pour revenir à quelque chose de plus professionnel, que l’avenir du cinéma passe par la coproduction. Parce qu’aujourd’hui, il y a Internet, la mondialisation, l’économie, etc. L’info va tellement plus vite que tout le monde aujourd’hui, que ce soit en Inde comme à Paris, a la même information. Il y a certainement des gens qui ont certainement beaucoup plus de choses communes avec toi, au bout du monde, parce qu’il a Internet. Je pense que le point de vue, il faut arrêter de travailler en autarcie, tout simplement. Le point de vue doit aussi s’adapter à l’économie d’aujourd’hui, c'est-à-dire une coproduction internationale, avec des coproducteurs internationaux, et que des films de demain doivent ressembler à ça.
Tu ne crains pas qu’il y ait une perte d’identité, comme on peut le voir aujourd’hui en Chine, avec des productions de plus en plus formatées pour l’Occident ?
Oui. Mais je suis moins fan des stars hongkongaises qui partent faire des films aux Etats-Unis. Ca, ça me gonfle un peu. Quand je vois Mémoires d’une Geisha, je m’ennuie. Pourtant, j’aime le cinéma asiatique, mais quand je vois ce film, ça ne me plait pas. Mais quand je parle d’une coproduction, je parle plus de petits pays. En France, on a un cinéma qui est archi-financé. On est le seul pays européen qui puisse faire 250 films dans l’année. Le cinéma allemand va mal, le cinéma italien va très mal, depuis les années 70, etc. Donc, c’est un moyen de pouvoir faire des films avec un peu d’argent à gauche, à droite, un moyen de pouvoir créer des films qui ne peuvent pas exister seulement en France. Là, je suis en train de faire un film avec Pascal Laugier, qui est très très violent, qui est à l’opposé des Filles du Botaniste. C’est l’histoire d’une vengeance, c’est une sorte de Lady Vengeance. On ne trouve pas le financement en France, on ne le trouve qu’à moitié. Il y a des gens qui veulent prendre des risques, et d’autres non. Et c’est typique français, d’avoir un cinéma typiquement français, où il y a toujours un couple qui se déteste, et puis finalement qui à la fin va se retrouver. On en a marre de ces histoires. Dès que c’est un film de genre, un peu violent, c’est trop violent. Ces films que je trouve assez formidables, pour permettre qu’ils existent, il faut trouver un financement qui soit un peu de partout. Et c’est le seul moyen de faire exister des projets qui, en temps normal, n’existeraient pas. Alors, moi, je suis d’accord pour qu’on vive comme ça, qu’on laisse cette identité, mais je ne pense pas qu’on la perde : il y aura toujours du cinéma d’auteur, qui a sa place, que j’adore, que je respecte, et il faut qu’il y ait un autre genre de cinéma.
Pour revenir sur les Filles du Botaniste, on retrouve dans le film des thèmes qui sont chers à l’auteur : dénonciation d’une société qui est rigide et laisse peu de place aux libertés individuelles, et le thème de l’homosexualité, bien plus effacé dans le film qu’on pouvait l’imaginer. On a un peu l’impression qu’il est en retrait et s’efface au profit d’une histoire plus universelle, qui a peu de revendications à faire. Comment as-tu…
Il faut poser la question au réalisateur. Je pense qu’il n’a pas voulu se faire piéger, qu’il ne voulait pas faire de ce film un message politique, qu’il ne voulait pas revendiquer quoi que ce soit. Il voulait faire son film, se faire plaisir avant tout. C’est pour ça qu’il a été très léger sur ces revendications. Dai est, il faut le savoir, un des seuls réalisateurs qui soit expatrié de ce pays, qui ne peut pas s’exprimer dans son pays. Ce n’est pas le seul, malheureusement… Il l’a fait suffisamment avec Balzac. Pas seulement avec son film, mais avec son roman, qui a voyagé dans le monde entier. Aujourd’hui, Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise, c’est un livre que tu as au collège, aux Etats-Unis, en référence sur le système politique chinois de ces années. Il a donc fait beaucoup. Je pense que, ça, c’est son choix. Il faudrait lui poser la question. Mais je pense qu’il a voulu dévier, justement. Il n’a pas voulu aller sur quelque chose de trop évident. Il ne voulait pas porter son film simplement avec le sujet de l’homosexualité. Il voulait le rendre esthétique, il voulait le rendre beau, il voulait sublimer l’autre actrice, qu’il a adorée, tout simplement. Dai, c’est un écrivain qui peut revendiquer des choses quand il écrit, et qui peut aussi faire de l’esthétisme, du cinéma, quand il est derrière une caméra. On n’est pas obligés de tout lier tout le temps. En tout cas, je pense que dans les Filles du Botaniste, il n’a pas voulu qu’on revendique seulement cette idée.
On a reproché au film que son esthétique soit finalement son principal enjeu. Quel est ton avis sur la question ?
Je pense qu’on est habitué à ce que les histoires soient choquantes, qu’à un moment donné, il y ait plus de bastons, qu’il y ait plus de revendications, que les acteurs se déchaînent et qu’on soit bouleversé. D’abord, c’est inspiré d’un fait réel. Dai a un jour lu dans le journal cette histoire, et il a essayé d’en faire un film. Et ça se passe dans les années 80, et ça se passe en Chine. Quand tu dis que l’esthétique efface l’histoire ou le jeu, pourquoi pas pour certains européens, mais il faut savoir qu’en Chine, ce film n’a pas le droit de sortir. Il est trop violent, par le sujet, par la sexualité des personnages, et par la violence aussi du mari. Ca choque les chinois, tout simplement. Tout est relatif. On est moins sensibles ici à certaines choses qui sont beaucoup plus choquantes en Asie. Et je pense aussi, c’est mon avis personnel, que Dai a l’ambition secrète de pouvoir un jour montrer ses films en Asie. Ce n’est pas qu’il se soit censuré, mais je pense qu’il n’est pas allé aussi loin que dans ses livres, où il s’exprime plus facilement, pour que ses films voient le jour un jour là-bas. Mais c’est légitime.