Interview Wang Chao

A l'occasion de la sortie de Voiture de Luxe, troisième film de Wang Chao, Aurélien a pu s'entretenir avec le réalisateur chinois ; l'occasion de revenir sur son oeuvre, de discuter des mutations de la Chine et de faire le point sur un cinéma chinois lui aussi en plein essor.

Mutation accélérée

La voiture est particulièrement mise en avant dans le film. Vous semblez vouloir en faire un personnage à part entière. Pourquoi ce choix ?

Dans ce film, la voiture est un élément dramatique. Mais, comme vous l’avez dit, elle peut également être vue comme un cinquième personnage. Les quatre personnages principaux sont montés dedans : chacun, à un moment donné du film, s’y assoit. Il y a beaucoup de problèmes et de contradictions qui tournent autour de cette voiture dans le film. C’est, dans la narration, un élément dramatique, une façon de faire un lien entre les personnages, de les rassembler, tout comme les contradictions du film. C’est aussi un élément symbolique : la Chine contemporaine est entre la richesse et la pauvreté, entre le noir et le blanc, entre le vrai et le faux. Et la voiture symbolise tout cela : au début du film, elle est grise, puis elle devient noire ; au début du film, c’est un riche qui la conduit, puis elle est volée par un pauvre. Elle symbolise les problèmes et les contradictions de la Chine actuelle, les problèmes de la réalité sociale chinoise.

Dans le film, le personnage de Tian Yuan part s’installer en ville, espérant peut-être s’élever socialement. Pourtant, lorsqu’elle pleure dans la voiture, on a le sentiment qu’elle prend conscience du fait qu’elle n’a pas plus de libertés et qu’elle est prisonnière de sa condition. Est-ce ce que vous souhaitiez faire passer dans cette scène ? Si oui, pourquoi ?

Ce n’est pas si simple. Il est vrai que, en tant que jeune fille de la campagne, quand elle pensait à la ville, elle pensait y être plus heureuse : elle pensait y gagner plus d’argent, elle voulait avoir une vie de citadine, et la ville constituait quelque part son paradis. Mais une fois arrivée en ville, dans la boite de nuit, elle se rend compte que la ville n’est pas du tout le paradis puisqu’elle souffre beaucoup plus que si elle était restée à la campagne.
On voit bien dans le film qu’il y a une opposition, une dualité dans le personnage de Yanhong. Il y a la Yanhong de la nuit, qui travaille dans la boite de nuit, qui est prostituée, il y a son visage de la nuit. Et il y a Yanhong le jour, qui est pure, qui est candide, et c’est le visage qu’elle montre à son père. C’est également l’opposition ville/campagne. C’est vraiment à partir de ces deux oppositions, de ces deux dualités, que le film a été créé.

Dans Jour et Nuit, il était question de repentir. Ici, l'ami de Yanhong est un ancien gangster mais on le sent amoureux d'elle, ou tout du moins soucieux de son bien-être. Est-ce un aspect que vous avez souhaité traiter à nouveau ?

Oui, en effet, dans Voiture de Luxe, tout comme dans Jour et Nuit, on trouve ce thème de la personne qui a commis des fautes, qui se sent coupable, et qui veut se racheter.

Vous avez choisi d’installer votre récit dans la ville de Wuhan. Troisième plus grande ville chinoise, elle est pourtant loin de la modernité d’une mégalopole comme Shanghai. Pourquoi ce choix ?

Wuhan est en effet la troisième plus grande ville chinoise, mais quand on veut vraiment parler d’un contexte chinois, d’une vie chinoise quotidienne, de particularités de la Chine, Pékin et Shanghai ne sont vraiment pas représentatives. Wuhan, c’est vraiment la Chine. Le contexte autour de Yanhong est un contexte très vrai, bien plus représentatif du quotidien que si l’histoire s’était passée à Pékin ou à Shanghai.

L'usage de la caméra numérique se ressent fortement. Quand on voit le soin apporté à l'image de Jour et Nuit, ce choix peut surprendre. Pouvez-vous l’expliquer ? Quelles sont les principales différences dans vos choix artistiques entre ces deux films ?

Jour et Nuit est un film très calme. Sur les lieux de tournage, il y avait vraiment peu de monde ; c’est surtout un film où l’on voit des paysages et des décors naturels. Il était donc très important que tout cela soit filmé comme nous l’avons fait. L’essentiel était de filmer les changements de lumière : le passage de la nuit au jour et du jour à la nuit. C’était très important parce que c’était à la fois le passage du jour à la nuit, de l’été à l’hiver, mais c’était également l’évolution de l’intériorité des personnages. Et, enfin, quatrième dimension, c’était l’évolution de la vie humaine. Pour tout cela, il fallait voir les changements de lumière de façon très subtile et très minutieuse, afin de pouvoir justement percevoir ces quatre dimensions. C’était très important pour le film puisque c’était finalement son sujet.
Dans Voiture de Luxe, ce n’était pas pareil, c’était même l’opposé, puisque cela a été tourné à Wuhan, dans une grande ville moderne. Et Wuhan étant particulièrement bruyante et chaotique, c’était complètement différent. Il y a également des scènes dans la voiture, où l’on distingue mal les différences de teintes, où tout est mélangé, les zones sont moins définies et c’est un espace qui n’est pas du tout calme puisqu’il y a beaucoup de mouvements et beaucoup d’émotions. Ce n’est pas du tout le même film que Jour et Nuit et c’est ce qui m’a poussé à adopter une manière différente de le tourner.
J’ai donc opté pour le numérique, surtout pour les scènes de voiture et les scènes de nuit, puisqu’au niveau de la lumière, nous n’aurions pas obtenu de bons résultats. Nous étions réellement dans une voiture et manquions donc à la fois d’espace et de lumière. Seul le numérique pouvait permettre d’obtenir un bon rendu dans ces conditions.

A propos de Tian Yuan

Pouvez-vous raconter comment s’est passée votre rencontre avec Tian Yuan et préciser ce qui vous a décidé à lui confier le rôle principal ?

C’est en voyant un film que je l’ai découverte, un film hongkongais qui s’appelle Butterfly. Même si le film était hongkongais, je savais qu’elle était de Pékin car, dans le film, elle parle pékinois et ce, sans accent. Sa façon de jouer m’a fait forte impression.
Toutefois, au début, pour Voiture de Luxe, je voulais absolument des acteurs qui parlent le dialecte de Wuhan. Et, pour cela, il me fallait donc trouver des autochtones. Ainsi, je n’avais pas du tout pensé à elle, puisque je pensais qu’elle était de Pékin.
Alors que je cherchais mes acteurs, j’ai parlé à un ami et lui ai dit que je cherchais des comédiens de Wuhan, principalement une jeune fille d’une vingtaine d’année qui serait née à Wuhan et qui y aurait vécu. Et cet ami m’a dit qu’il connaissait une actrice qui s’appelait Tian Yuan et qu’elle était justement de Wuhan. A ce moment, j’ai trouvé cela super : je l’avais beaucoup aimée dans Butterfly et elle venait de Wuhan, c’était donc la personne idéale.
Lors du casting, c’est elle que j’ai rencontrée en premier. J’ai déjeuné avec elle. Cependant, je n’étais pas très satisfait de la situation car je me suis dit que si je lui disais oui tout de suite, je risquais de passer à côté de meilleures actrices. Ainsi, je ne lui ai pas dit que j’étais intéressé. Pendant deux mois, j’ai rencontré beaucoup d’actrices, des actrices de Wuhan ou des provinces alentours, et après avoir vu toutes ces jeunes filles, je trouvais que la meilleure était Tian Yuan.
C’est seulement plus tard que j’ai appris qu’elle était également chanteuse et romancière, que c’était donc une jeune fille pleine de talent.

Ses choix sont très différents de ceux de la plupart des autres acteurs et chanteurs chinois de sa génération. Elle semble privilégier un cinéma d’auteur au public pourtant très restreint. Que pensez-vous de ce choix ?

Pour ma part, j’ai choisi Tian Yuan pour ses qualités d’actrice. Ses deux films précédents n’étaient pas du tout des rôles de composition : c’étaient des personnages qui lui ressemblaient vraiment, qui ressemblaient à sa vie. Pour jouer Yanhong, c’était complètement différent : au niveau de sa personnalité et de sa vie, ce personnage ne ressemble en rien à Tian Yuan. C’était donc un réel défi pour elle.
Une autre raison pour laquelle j’ai choisi Tian Yuan est le fait que je lui trouvais un petit côté mélancolique. J’en avais justement besoin pour le personnage de Yanhong, car je voulais qu’elle soit une prostituée différente des autres. Elle est en effet différente, puisqu’elle est née dans une famille d’intellectuels. Son père est instituteur à la campagne mais il a également été un intellectuel dans sa jeunesse, à Wuhan. Je voulais donc avoir une prostituée qui sorte quelque peu de la norme. C’est pour cela que j’ai choisi Tian Yuan, pour ce côté un petit peu mélancolique : je suis parti de cette base, de cette mélancolie, pour faire un personnage différent de ce que l’on peut peut-être rencontrer ou imaginer.

Et... votre impression concernant ses choix ?

Je ne peux parler d’elle que sur le plan du cinéma. Je ne connais pas ses créations dans les autres domaines. Mais pour ce qui est de ce film, c’est moi qui l’ai choisie. Et c’est après avoir vu L’Orphelin d’Anyang qu’elle a accepté ce rôle.

D’une génération à l’autre

Alors que le cinéma hongkongais se porte relativement mal, les regards commencent à se tourner vers la Chine. Deux types de films se distinguent : films à gros budget de réalisateurs de la cinquième génération (Chen Kaige, Zhang Yimou) et films confidentiels ou underground d’auteurs de la sixième génération (vous, Lou Ye) Quel est votre regard sur cette situation ? Comment voyez-vous l’avenir ?

Vous avez très bien décrit la situation actuelle du cinéma chinois. Mais même les réalisateurs de la sixième génération commencent à faire des films plus classiques et plus commerciaux puisqu’ils passent de films underground à des films autorisés. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose : nous souhaitons tous faire des films plus commerciaux, ou tout du moins des films qui puissent être vus par un plus grand public. Mais comment, dans cette situation, en faisant des films plus commerciaux, préserver ses intentions d’auteur ? C’est vraiment un défi pour les jeunes réalisateurs et pour moi : essayer de préserver son authenticité et son art tout en faisant des films plus grand public.

On peut justement avoir le sentiment qu’il y a, ces derniers temps, une réelle perte d’authenticité chez certains auteurs chinois. Le dernier film de Chen Kaige a d’ailleurs reçu un accueil très dur, à la fois en Chine et à l’étranger. Qu’en pensez-vous ?

C’est leur problème. Quelque part, ils ont certainement fait ce qu’ils voulaient. Et il est probable qu’ils estiment que c’est une grande réussite.

Propos recueillis par Aurélien Dirler le 21 septembre 2006 à Paris.
Chaleureux remerciements à Magali Montet, Annabelle Sablon et Wang Chao.

date
  • juin 2007
crédits
Interviews