Le début des années 70: un système de production diversifié
Jusque dans les années 60, il est encore possible de rendre compte de l'histoire du cinéma japonais et de ses courants artistiques au travers des studios. Mais les conséquences de l'explosion de la télévision sur la production de cinéma rendent caduque cette approche pour les années 70. A partir de la seconde moitié des années 60, Nikkatsu et DAIEI doivent vendre leurs salles pour survivre. La Nikkatsu doit même vendre ses studios de tournage en 1969 et son siège de société en 1970. Les deux studios mettront brièvement en commun leurs capacités de production à travers la Dainichi Eihai. En aout 1971, la Nikkatsu cesse provisoirement toute production. Mais de nombreux cinéastes n'acceptent pas cela et forment un syndicat pour tenter de redresser le studio. En novembre, ils produisent des roman porno, film érotiques aux budgets modestes cherchant à se démarquer des pinku eigas. Ils sont néanmoins d'un budget plus élevé que ces derniers et le succès lié à leur bonne facture technique permet aux cinéastes de racheter les studios. Alors que TOHO, Shochiku et TOEI diminuent de façon drastique les budgets, la Nikkatsu peut produire massivement du low budget. En 1971, la DAIEI Eiga est en faillite. A la manière de celui de la Nikkatsu, le personnel lutte et 3 ans après la sociérté anonyme DAIEI est fondée. Mais elle ne possède pas de studios et ses films sont parfois réalisés par des productions indépendantes.
TOHO, Shochiku et DAIEI se maintiennent mais activité diversifiée, réduction du personnel et ventes de certains de leurs studios font décliner leur nombre de productions. Le rattachement d'un acteur à une compagnie disparaît, plus utile désormais que la production diminue et qu'il est inutile de conserver les acteurs. Leur contrat est désormais un contrat individuel avec la compagnie. La couleur spécifique des studios disparaît malgré quelques spécialisations survivant (TOEI et yakuza eiga, Nikkatsu et roman porno, ATG et film d'auteur). Dans un contexte de baisse des spectateurs, les Majors réduisent leur production gros budget et compensent par les indépendants. Il n'est désormais plus nécessaire d'être assistant avant de passer réalisateur. C'est l'époque où des ex du documentaire comme HANI ou KAMEI passent au geki eiga tandis qu'un IMAMURA ou un KOBAYASHI passent du geki eiga au documentaire. MISHIMA s'essaie à la réalisation avec son célèbre Yukoku (1965) où il est aussi acteur. OBAYASHI Nobuhiko est lui emblématique de ces ex du court métrage passés cinéastes. En 1977, il signe son premier long, House, film d'horreur sous influence manga distribué par la TOHO. Evoluant vers le professionnalisme, OBAYASHI tentera ensuite de concilier commercial et expérimental.
Evoquons cependant très rapidement le cinéma d'animation. En 1968, TAKAHATA Isao lui avait donné une oeuvre séminale, Horus, prince de soleil, annonciatrice du travail du Studio Ghibli dans les années 80. Dans les années 70, des petites structures réalisent des courts métrages expérimentaux d'animation. Mais à partir de 1975 la production de dessins animés devient très active et représente près de la moitié des films distribués en exclusivité lors des vacances de printemps et d'été. La plupart d'entre eux adaptent des séries télévisées.
Pauvreté, prospérité, hécatombe et survie
De l'apparition d'une conscience réaliste au milieu des années 20 au déclin du système de studios dans les années 60 la pauvreté a toujours constitué une thématique phare du cinéma japonais. Mais le décollage économique des années 60 a modifié la donne: l'écart entre des grandes sociétés en plein boom et petite et moyennes entreprises restant pauvres se creuse de plus en plus. Alors que le pays est vu à l'extérieur comme en plein boom, les Japonais se perçoivent dès lors encore comme pauvres. En 1966, le chaine de télévision Fuji obtient un vrai succès avec la série Les Jeunes. Cette série évoquant les débats ouvriers/étudiants sur un mode de vie pas entravé par la pauvreté est interrompue car jugée trop sombre pour la chaine. Sous la pression des fans, une adaptation cinéma est réalisée avec un vrai succès en salles. La question de la manière dont les petites gens peuvent réagir aux changements économiques sera évoquée par YAMADA Yoji dans Une Famille (1970), Le Pays Natal (1972) et L'Echo de la montagne (1980). A la demande de la Fox, KUROSAWA Akira réalise Tora, tora, tora! d'après son propre scénario mais suite à un refus de lui confier le final cut un conflit avec Hollywood fait qu'il sera démis de ses fonctions, officiellement pour retard dans le tournage. Après une tentative de suicide dont il réchappe, il tourne Dodeskaden (1970). Ce premier film en couleurs du cinéaste est adapté d'un recueil de nouvelles de YAMAMOTO Shogoro centré sur la vie d'une bidonville avant-guerre. Le film est tourné dans des décors construits sur les polders du Tokyo moderne. Après cet échec public, KUROSAWA rebondira hors du Japon avec le film russe Dersou Ouzala (1975).
Les préoccupations sociales se retrouvent aussi dans le cinéma de la Nikkatsu. Le Marché Sexuel des filles (1974) de TANAKA Noboru est un roman porno non dénuée de dimension sociale tandis que La Lanterne rouge (1974) de FUJITA Toshiya est un film social reprenant une structure de matabi no mono. En 1970, SHINDO Kaneto avait évoqué la question des paysans sans terre dans Nudité de mes 19 ans. Cette sensibilité sociale se retrouve également dans les documentaires tournés à l'époque par IMAMURA. La prostitution apparaît quant à elle dans Bordel N°8 à Sandakan de KUMAI Kei sur une prostituée émigrée à Bornéo et La Berceuse du continent (1976) de MASUMURA Yasuzo. YANAGIMACHI Mitsuo va lui s'intérésser au phénomène des bandes de jeunes dans son documentaire God speed you, black emperor! (1976) et au ressentiment des pauvres vis à vis de la société dans Le plan de ses 19 ans (1979).
Un autre grand thème de l'époque est la question de l'hécatombe, synchrone du développement du cinéma à grand spectacle. Car avec l'ultraviolence ce dernier devient une autre réponse des studios à l'explosion de la télévision. C'est ainsi qu'apparaissent d'abord des films de guerre lancés à coup de tapage médiatique dans une époque où pour les studios moins tourner va de pair avec plus de marketing. D'autres grands thème du cinéma à grand spectacle sont l'anticipation la peur atomique. Gros succès en son temps, La Submersion du Japon (1973) se passe après l'enfoncement de l'archipel du Japon sous le niveau du Pacifique. Virus (1980) de FUKASAKU Kinji se passe lui après la destruction de l'humanité par un combat atomique. Un autre gros succès de science fiction traitant de ce thème est le dessin animé Galaxy Express 999 (1979) de TARO Rin sur un futur où les robots dominent les hommes. Les visions apocalyptiques du futur et des risques du progrès technique deviendront par la suite une des lignes de force thématiques du cinéma d'animation nippon.
Bad boys de la TOEI
Yakuzas sans codes d'honneur à la TOEI: le bref règne du jisturoku
Films de guerre, polar et romance
Durant les années 70, le cinéaste de gauche YAMAMOTO Satsuo continue un travail sur la guerre marqué par pacifisme et antimilitarisme. Ancien pivot des sociétés de production de gauche dans les années 50, la Shinsei Eiga fait produire Sous les drapeaux, l'enfer en 1971. La réalisation de ce film sur la famine de l'armée nipponne en Nouvelle Guinée à la fin de la Guerre de Pacifique est confiée à FUKASAKU Kinji. A coté de cela, TOHO et TOEI tourneront dans les annnées 70 et 80 de nombreux films de guerre pas vraiment marqués par un vrai regard critique sur le passé historique du Japon. Certains tenteront de reprendre dans le contexte guerrier un héroïsme issu du nikyo tandis que d'autres useront de sentimentalisme. Les années 70 feront aussi de TAKAKURA Ken une star de la love romance au travers de deux films de YAMADA Yoji, Le Mouchoir jaune du bonheur (1977) et L'Echo de la montagne.(1980). Il y incarne une figure japonaise traditionnelle de mâle dur facilement prêt à se battre mais paralysé face aux femmes qu'il désire. La passion sera quant à elle abordée par OSHIMA Nagisa dans le célèbre L'Empire des sens (1976) et sa suite L'Empire de la passion (1978).
En 1974, Le Vase de Sable de NOMURA Yoshitaro est le polar obtenant le plus gros succès de l'histoire du cinéma japonais. Il est adapté du maître littéraire du polar nippon MATSUMOTO Seicho dont les livres se caractérisent par une portée sociale et un désir d'expliquer les crimes plus que de rechercher le coupable. Suite à ce succès en salles, NOMURA persistera dans la voie de polars refusant le manchéisme. A cette époque, le polar se met à plus plaire aux femmes qu'aux hommes et remplace le mélodrame à la télévision. A cette époque, la peur face à une gauche radicalisée en partie dans le terorisme se retrouve dans des films comme le Speed avant l'heure Super Express 109 (1975) et le brûlot The Man who stole the sun (1979). En 1976, KADOKAWA Haruki veut rééditer les romans policiers de YOKOMIZO Seishi assortis d'adaptations cinéma. C'est à ICHIKAWA Kon qu'est confié le soin d'écrire une série de films où drame et coutumes locales se mêlent, tels que La Famille Inugami (1976). Avec le même sens opportuniste, KADOKAWA exploitera la notoriété naissante de MATSUDA Yusaku en produisant trois ans plus tard un Resurrection of the golden wolf surfant sur la vague d'adaptation de romans policiers. Devenu une grande star du cinéma d'action nippon, MATSUDA ajoutera à cette célébrité la crédibilité artistique en tournant avec FUKASAKU et YOSHIDA Yoshishige dans les années 80. KADOKAWA se fera par la suite remarquer autant pour de gros succès au Box Office que pour ses démêlés avec la justice. Mais le polar le plus marquant de cette "vague" est sans conteste La Vengeance est à moi (1979), gros succès d'IMAMURA Shohei en forme de De Sang froid nippon.
Art Theatre Guild et Nouvelle Vague
Nikkatsu et Roman porno
On a vu plus haut que le genre roman porno permit à une Nikkatsu en cessation d'activité de renaître de ses cendres. Mais la réalité de cette renaissance fut bien moins rose. Le genre était né de l'incapacité de la compagnie à conserver ses stars comme ISHIHARA Yujiro et à faire face à la concurrence de la TOEI dans le yakuza eiga. Mais dans un premier temps la compagnie a du mal à recruter des acteurs pour un genre mal considéré et ceux qui tournent sont dans l'embarras. En janvier 1972, deux mois après l'apparition des premiers films du genre, deux films de la Nikkatsu et deux pinku eiga acquis par la compagnie sont saisis par la préfecture de police pour outrage à la pudeur, les membres du comité de censure étant poursuivis pour avoir laissé faire. Ils seront finalement acquittés. Mais avec la projection de Lèvres Humides de KUMASHIRO Tatsumi deux semaines après cette mise en accusation, le public prend conscience des qualités cinématographiques du genre. Le fait que des acteurs et des techniciens expérimentés travaillent sur ces films contribue au succès d'oeuvres diffusées à 2 ou 3 dans des petites salles. La cadence de production qui en résulte permet à la Nikkatsu de toujours renouveler son personnel. Du coup, le genre devient une opportunité pour de jeunes talents de se faire la main comme cinéaste. KUMASHIRO sera un des réalisateurs phares du studio, doué s'agissant de dépeindre le monde des geishas avec des films tels que La Rue de la joie (1974). A une époque où la libération des moeurs produit en Occident un cinéma X de faible qualité, le genre aura un autre cinéaste de talent en la personne de TANAKA Noboru, auteur notamment de La Véritable Histoire d'Abe Sada (1975) basé sur le même faits divers que L'Empire des sens (1976) et du Marché Sexuel des filles (1972) sur des prostituées vivant dans les bidonvilles d'Osaka.
Films sur la jeunesse, comédies et jidaigekis
Autrefois, les films comiques étaient des comédies burlesques interprétées par des comédiens à la personnalité et au type d'humour très marqués. Depuis le succès de la télévision, les héritiers de cette approche comique ont un programme régulier et occupent moins la scène du grand écran. En 1969 est tournée dans les studios Shochiu d'Ofuna une comédie sentimentale qui deviendra une série à la longévité exceptionnelle: Tora San, c'est dur d'être un homme de YAMADA Yoji. On peut le voir comme le continuateur de la série à succès des années 20 Kihachi d'OZU. Y est racontée l'histoire qu'un quadragénaire attentionné se comportant de façon ridicule au point de se retrouver dans des situation délicates, et ce malgré la protection des amis du quartier. Le succès s'explique par le coté attachant d'ATSUMI Kiyoshi dans le role principal et la floppée de seconds roles solidaires autour de lui. Le propos de cette série où pour le héros amour rime souvent avec chagrin est parfois moralisateur. La Shochiku capitalise sur ce succès en tournant d'autres comédies shomingeki. Scénariste de Tora San à ses débuts, MORISAKI Azuma offre avec la tétralogie Onna (1969-1971) des figures de femmes combattives tandis que MAEDA Yoichi s'illustre par des comédies satiriques.
Dans les années 70, le film sur la jeunesse remplace le cinéma marqué par les révoltes étudiantes et la soif de changement qui était dominé par YOSHINAGA Sayuri et ISHIHARA Yujiro. Mais à la fin des années 60, la Nikkatsu, maison qui a formé ces acteurs, est en difficulté. Le mouvement étudiant s'est évaporé, le système scolaire devenu plus rigide. Du coup, alors que seuls les jeunes gens vont encore en salles, le film sur la jeunesse révélant une vision plus pessimiste de cette dernière va s'imposer. Connu en Occident pour la série Lady Snowblood, FUJITA Toshiya sera une figure phare du genre. A la fin des années 60, ses films prennent le contrepied de l'exaltation de la rébellion pour un tableau plus complexe de la jeunesse baignée d'un sentiment de lassitude, de la révolte comme fête sans lendemain. En 1974, sa trilogie La Lanterne rouge/la Soeur Cadette/Virgin blues décrit une jeunesse errant sans but dans les grandes villes. KUMASHIRO offre sa contribution au "genre" avec Contes amers de la jeunesse (1974). SATO Koichi s'y illustera aussi avec des films comme Voyage solitaire (1972) marqués par un ton frais et sentimental. Mais les films de jeunesse plus optimistes ne disparaîtront pas pour autant à cette époque de la scène cinématographique.
Dans les années 70, le jidaigeki confirme le déclin amorcé dans les années 60 et se retrouve surtout sur le petit écran. En 1971, UCHIDA réalise néanmoins le dernier et très noir volet de sa saga Miyamoto Musashi tandis que KOBAYASHI tente de faire revivre les figures de hors la loi chevaleresques avec L'Auberge du mal. Les jidaigekis de l'époque refusent le ninkyo, le bushido et les conventions du genre. SHINODA Masahiro est l'emblème de cette tendance: Vauriens (1970) décrit la vie des voyous des quartiers mal famés de l'ère Edo, Silence (1971) évoque la vie d'un missionnaire espagnol au Japon, Himiko (1974) marque par le thème du chamanisme et l'importance des personnages féminins. Enfin, Double Sucide à Sonezaki (1978) est un MASUMURA où le double suicide est l'occasion pour une femme incarnée par la star du cinéma d'exploitation KAJI Meiko d'affirmer sa victoire dans la mort. C'est aussi l'époque où la série Babycart adaptée du manga de KOIKE Kazuo fait subir au chambara une relecture exagérée comparable au western spaghetti. Elle deviendra culte en Occident pour les amateurs de Bis.
Exploitation
Le cinéma d'exploitation a déjà été en partie évoqué concernant la vague pinky violence dans l'article Histoire du yakuza eiga. Pour répondre au déclin du yakuza eiga au début des années 70, la TOEI mit en place une vague de films pinky violence marquée des personnages féminins souvent dénudés, tueuses de sang froid avides de vengeance. Il s'agissait de satisfaire la soif de transgression du spectateur mâle au travers de scènes érotiques ou de tortures. Un cinéma comportant de nombreux points communs avec ses frères occidentaux de l'époque (blaxploitation, Bis italien) va voir le jour et avoir ses stars. Et il offrira même quelques oeuvres visuellement inventives voire politiquement subversives. IKE Reiko et SUGIMOTO Miki seront ainsi deux grandes stars du genre pinky violence tandis que la série Sasori et les deux Lady Snowblood imposeront KAJI Meiko comme LA vengeresse déterminée du cinéma japonais. SUZUKI Norifumi, ITO Shunya, FUJITA Toshiya, ISHII Teruo et HASEBE Yasuharu offriront au genre quelques "classiques" aujourd'hui autant prisés en Occident (par GANS, TARANTINO et leurs followers) pour certaines de leurs qualités intrinsèques que pour un certain charme d'époque (de l'exçès, du propos, du gout du crossover...). Mais outre ce versant-là de l'exploitation on peut citer également Sonny CHIBA, grande star de sous-produits d'époque destinés à mettre en valeur ses capacités martiales, qui offrit une réponse délirante et brutale à Bruce LEE dans la très culte série des Streetfighter. Et aussi la série des Hanzo où KATSU Shintaro campe un justicier féodal très bien membré, série à laquelle participèrent quand même un MISUMI ou un MASUMURA.
Gauche, essor documentaire
Dans les années 50, les grandes maisons de production indépendantes étaient souvent le fait de cinéastes de gauche. A partir des années 60, les studios les submergent commercialement. Avec leur chute dans les années 70, les indépendants reviennent en force. Mais l'époque a changé: de nouveaux problèmes sont présents (pollution...) dont la gauche n'est plus seule à se saisir. L'influence de la gauche a diminué et les indépendants n'ont rien à voir avec les cinéastes de gauche d'hier. C'est néanmoins l'époque où YAMAMOTO Satsuo dénoncera la corruption du monde des affaires et de la classe politique dans Une famille splendide (1974) et L'Eclipse Solaire (1975). L'époque est aussi marquée par un développement du documentaire. Outre IMAMURA, citons OGAWA Shinsuke qui s'attachera à interviewer un monde paysan pour lequel il a de l'affection dans ses documentaires tandis que SHINDO Kaneto réalise en 1975 un documentaire sur son idole MIZOGUCHI.
Source: Le Cinéma Japonais de Sato Tadao